[...]
C'est
ici que je venais étouffer mon chagrin après les journées d'école.
Jusqu'en classes élémentaires, j'aimais les cours, j'avais un
instituteur exceptionnel, qui savait canaliser la fougue de ses
élèves, un homme droit, sûr de lui, qui faisait régner l'ordre
tout en étant d'une gentillesse remarquable. Cet homme était fait
pour ce métier, il aimait les enfants comme nous l'aimions en
retour. Ses méthodes de travail étaient singulières, il se fichait
éperdument du programme, des inspecteurs et de leurs rapports. Il
préparait ses cours selon sa vision de l'éducation, qui n'était
pas celle de l'éducation nationale, de plus en plus répressive. Il
arrivait le matin avec sa guitare, et chaque jour, nous avions droit
à l'apprentissage de la musique. Il nous enseignait autant les notes
que le français ou les mathématiques, le sport également. Au fil
des ans, il avait récupéré une panoplie de rollers et nous
faisions des courses dans la cours, il nous installait un parcours
entre les plots et nous roulions sans nous soucier des chutes. Les
moins adroits avaient des genouillères et des protège poignets, au
cas-où. Il avait également récupéré des raquettes inutilisées
auprès des clubs de tennis locaux, et nous apprenions à taper dans
la balle, à jongler. Sa manière de faire était risquée. Sortir,
jouer, aller à la rivière, faire des randonnées, de la couture,
les cours de cuisine, de bricolage... tout cela était courant dans
les campagnes lorsque nos grands-parents étaient enfants, mais
aujourd'hui, c'est presque impensable. Un jour, j'ai fait une
mauvaise chute en roller. Je n'étais pas la plus habile, mais je
tenais absolument à gagner mes challenges. Et lorsqu'il y avait un
chronomètre dans l'histoire, je ne me souciais guère de me
retrouver par terre. C'était en automne, le sol était un peu
humide, j'ai fait un magnifique vol plané sur le goudron. Je me suis
écorché les genoux, et foulé un poignet. Il y en a eu, des
gamelles, mais heureusement, les parents ne se sont jamais plaints.
Peut-être parce que ces gamelles arrivaient au plus débrouillards,
et que les plus débrouillards étaient ceux dont les parents les
poussaient à se dépasser. A être dehors. Des gamins qui avaient
l'habitude de grimper aux arbres, de courir dans les champs. Et donc
de tomber, de se faire mal. Quand j'y repense, je trouve incroyable
qu'il n'y ait jamais eu de plaintes des parents, aucune mise à pied.
Il
devait avoir une bonne étoile. Deux fois par an, les enfants de sa
classe chantaient les musiques apprises en classe. La première
représentation avait lieu juste avant les fêtes de Noël, la
deuxième, pour la fête de fin d'année. Nous en connaissions tout
un répertoire, et nous chantions crânement, face à notre maître
improvisé chef d'orchestre. Je me souviens du sourire fier de mes
parents, de mon ravissement de les voir dans l'assemblée, en face de
moi.
L'arrivée
au collège a été un calvaire. J'étais noyée dans un
établissement de cinq cents collégiens. J'y découvrais
l'indifférence, la méchanceté, la bêtise, l'intolérance, la
jalousie. Les premières semaines, je levais régulièrement le doigt
pour des questions, pour des explications, pour répondre à celles
posées par le professeur. Lentement, j'ai été pointée du doigt
par les autres, parce que j'étais différente, trop intelligente,
trop curieuse, alors qu'il valait mieux être un caïd pour se faire
aimer et respecter, avoir un bonnet d'âne pour se faire encenser par
ses semblables.
Ce
fut une période éprouvante, pas si lointaine, qui m'a laissé
quelques traces, qui m'a ouvert les yeux sur les gens, qui n'étaient
pas tous bons. Et avec les hormones qui abrutissent, c'est encore
pire.
J'ai
mal vécu ma différence, rasant les murs pour m'éloigner le plus
possible des rires condescendants, des moqueries aigres. J'attendais
avec impatience la dernière sonnerie de la journée, annonçant la
fin des cours. Les journées étaient longues, les cours ne
m'intéressaient pas, car j'avais toujours un temps d'avance, malgré
le fait d'avoir sauté une classe lors de mes années primaires.
J'aurais pu avoir une autre année de provision, voire même une
autre encore, mais je ne l'avais pas souhaité, elle n'aurait fait
qu'accentuer mon mal être, deux années de d'écart, pire encore,
trois, à cet âge-là, c'est démesuré.
Tout
n'était pas noir. Mais j'étais trop enfoncée dans ma détresse
pour voir ce qu'il y avait de bon dans ces années, tous les enfants
n'étaient pas méchants, loin de là. Je ne me sentais pas à ma
place, j'avais le mal de moi, de mon image dans la glace, de mes
membres encombrants, de mon corps détesté.
Je
comprends que j'étais en grande partie responsable de ce mal être,
parce que je ne m'aimais pas, à cause de ma différence, je me
mettais moi-même à l'écart et ne faisais pas d'effort pour
m'intégrer.
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