Et on
y revient. Henriette ne pouvait pas s’empêcher d’y penser,
c’était plus fort qu’elle. Tout la ramenait à cette situation
alambiquée, à l’espèce humaine qui, au fil des jours,
phagocytait toutes les autres espèces qui se trouvaient sur son
passage. Dénaturant l’ensemble. Au sommet de la hiérarchie. Elle
se dit qu’à l’ère des dinosaures, la planète avait mis un bon
cataclysme là-dedans pour repartir de zéro, et que peut-être
qu’elle allait préparer un autre tour. La Nature, de toute façon,
savait reprendre ses droits quand il le fallait, ce n’était qu’une
question de temps. Peut-être même qu’elle regardait ce qui était
en train de se passer d’un œil distant, attendant le moment
propice. Demain, dans un mois, dans un an… La vie, c’était une
histoire de Yin et de Yang, un équilibre du bien dans le mal, du mal
dans le bien, et si l’équilibre cédait, l’avenir flanchait.
Elle
était relativement pessimiste en la nature humaine, un pas en avant,
deux en arrière. D’un autre côté, elle ne cessait d’y croire,
il y avait eu de grands personnages, Gandhi, l’Abbé Pierre, Mère
Térésa, Martin Luther King, Nelson Mandela… Toutes les sept
secondes, la déforestation arrachait l’équivalent d’un stade de
foot à la forêt amazonienne, mais les écolos n’avaient jamais eu
autant le vent en poupe…
Il
fallait y croire, sinon, quelle raison de vivre ? Et puis, il y
avait la petite. Qui grandissait. Qui bientôt, quitterait le cocon
familial. Qui deviendrait une grande et belle personne, elle le
pressentait. On vivait pour encourager les générations futures.
L’horloge
sonna les onze heures. Seulement. Elle tournait en rond. Ça agaçait
le matou, il descendit de son plafond pour tourner autour d’elle,
ronronner en se frottant à ses mollets pour la calmer. C’est
bon, Henriette, il y a encore toute la journée, sembla-t-il lui
dire.
Elle
raviva le feu dans le poêle et accepta de partager un moment avec
lui sur la chaise. Les chats étaient ainsi, il fallait être aux
petits soins pour eux et répondre à leurs urgences. Manger, être
câliné, ne pas être dérangé, dormir.
–
Elle est belle, hein, ta vie de chat, lui fit-elle en laissant courir
sa main sur ses poils épais.
L’autre
ronronnait de plaisir.
Dans
l’après-midi, elle s’activa pour prendre le bus. Il passait au
centre village. Henriette n’avait plus de voiture. Lorsqu’elle
devait se rendre en ville, elle prenait les transports en commun. Au
choix : le bus ou le train. Elle avait la chance d'habiter près
d’une ligne ferroviaire, la chance également que son arrêt au
village ne soit pas fermé, comme cela arrivait parce que la SCNF
estimait qu'un arrêt n'était plus essentiel. Par contre, il ne
faisait pas halte systématiquement. Deux le matin, un l'après-midi.
Elle
préférait néanmoins le bus. Moins de risque de retard. Et puis, le
train, avec toutes ces grèves…
Elle
marchait très bien. Chaque jour, elle allait s’aérer pendant une
heure, parcourant au moins trois à quatre kilomètres. Elle se
forçait à y aller, quel que soit le temps. C’était bon pour sa
santé, son moral, son tonus. Parfois, Ludo l’accompagnait. Et
quand il y avait la petite, toutes deux prolongeaient ce plaisir,
elles allaient jusqu’à la lisière du bois, prenaient parfois un
pique-nique et mangeaient en observant les alentours, l’ébauche
des nuages, les pastels du ciel, les fresques du macrocosme, les
frasques du microcosme. Le plaisir de s’ennuyer sans s’ennuyer.
De faire travailler l’imaginaire, de se raconter des histories à
haute voix, puis de les prolonger dans sa tête.
Le
chat la regarda partir sans broncher, il était retourné sur son
placard, ne lui fit pas un scandale en la voyant disparaître, ne lui
ferait pas la fête en la voyant réapparaître, descendrait quand il
en aurait envie pour avaler quelques croquettes, n'irait pas chasser
les souris parce que décidément, les rongeurs allaient trop vite,
ce serait fatigant. Viendrait chercher des caresses quand la maison
serait de nouveau investie, mais en attendant, c'était sieste, et
ça, il savait sacrément bien la faire.
Elle
ne ferma pas la porte à clé. C'était une mauvaise habitude qu'elle
avait, la petite lui ferait la réflexion, lui dirait encore une fois
que ce n'est pas intelligent. Les mauvaises habitudes, comme les
bonnes, sont difficiles à perdre, elle mettrait ça sur le compte de
sa vieillesse, et la petite lui dirait que c'est son entêtement.
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