[...]
Ce
moment était étrange, fabuleux. Le vide, la destinée, moi au
milieu, ici, à tendre les bras en l’air, puis à courir pour
rattraper papa en riant.
–
Qu’est-ce que nous sommes, papa ? lui avais-je demandé.
Il
avait froncé les sourcils. Une ride se creusait sur son front, dans
le prolongement de son nez. Il m’observait dans ce cas sans rien
dire, réfléchissant à ma question, se demandant probablement ce
qui l’avait fait germer, quel cheminement j’avais emprunté pour
en arriver jusque là. Il m’avait dit que mon cerveau ne
fonctionnait pas comme le sien, mais que ce n’était pas du tout un
mal, bien au contraire. Il fallait des enfants comme moi, qui
deviendraient ensuite adultes et feraient le bien autour d’eux.
–
Nous essayons de trouver notre voie, m’avait-il alors répondu.
D’abord, nous essayons de savoir qui nous sommes. Pour ensuite
essayer de nous comprendre les uns les autres. Alors nous empruntons
un chemin qui nous est propre, parce que nous sommes très différents
les uns des autres.
Il
m’avait souri, j’avais aimé son sourire généreux, ses efforts
pour répondre, toujours, à mes questions incongrues. Mes parents
ont toujours été bienveillants et patients, peut-être ne suis-je
pas objective, nous avons tous tendance à idéaliser nos parents.
Nous
avons ensuite poursuivi notre marche, nous éloignant de nos
itinéraires classiques, préférant les minuscules ruelles de la
vieille ville aux artères trop fréquentées. Nous avions débouché
sur une petite librairie, tenue par le Magicien. Je l’appelle ainsi
parce qu’il connaît tout des livres, et lorsqu’une personne lui
demande un conseil de lecture, il sait exactement quel écrit lui
plairait. Comme s’il était capable de discerner ce que nous
sommes. Je lui ai demandé un jour s’il pouvait lire en nous, il a
rigolé.
–
Non, absolument pas. Personne n’a ce don.
–
Alors comment faites vous pour ne jamais vous tromper ?
–
Je sais écouter, avait-il fait avec un clin d’œil. C’est ce
que nous avons perdu aujourd’hui, écouter réellement ce que
l’autre dit. Juste écouter, tendre l’oreille à la voix,
découvrir si elle est douce, rude, rauque, profonde, sereine. C’est
comme sentir un vin en fermant les yeux. Si l’on se concentre bien,
si l’on entend ce qu’il a à nous dire, on découvre d’où il
vient, son âge, ses arômes, sa rigueur. Avec quoi il se marie.
Je
lisais en me cachant, mes parents tenant à ce que le couvre feu
s’applique à vingt-et-une heures. J’avais subtilisé une lampe
de poche, et je lisais dissimulée sous les draps. Le premier livre
que le Magicien m’a tendu m’a tenue éveillée de nombreuses
nuits. Quelques heures d’abord pour la lecture. Et le reste en
réflexions. L’histoire d’un vieil homme qui transmettait à son
successeur les archives d’une vie révolue. C’est mon livre de
chevet, je tourne les pages comme on se laisse bercer par une jolie
chanson.
–
Les enfants doivent-ils souffrir de nos erreurs présentes,
passées ? avais-je demandé au réveil.
Papa
et maman s’étaient regardés en souriant. Ils m’avaient prise
dans leurs bras.
–
Il y a quelque chose qui t’inquiète ?
J’avais
répondu que non. J’essayais juste de comprendre. Ils m’avaient
répondu que moi seule pouvais avoir la réponse à cette question,
qu’elle m’appartenait, m’appartiendrait. Qu’elle ferait de
moi la femme que je deviendrais.
Je
m’effraie souvent moi-même, mes pensées me bousculent, elles
tournent trop rapidement alors que j’aimerais les voir au ralenti,
pour me laisser du répit. Apprécier ce que je vois, la douceur de
regarder une fleur éclore dans un vase sans me dire qu’elle sera
morte dans quelques jours, qu’elle aurait été mieux en terre que
dans un pot, à vivre sa vie à l’air libre, puis mourir d’avoir
bien vécu. Me lever sans l’angoisse de lire que notre Monde
dépérit. Ou devrais-je dire, que notre peuple dépérit. C’est
cela qui est en train de se passer, parce que la Terre, un jour
reprendra ses droits, elle l’a toujours fait.
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