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mercredi 29 avril 2020

confinement: page 35


[...]
C'est ici que je venais étouffer mon chagrin après les journées d'école. Jusqu'en classes élémentaires, j'aimais les cours, j'avais un instituteur exceptionnel, qui savait canaliser la fougue de ses élèves, un homme droit, sûr de lui, qui faisait régner l'ordre tout en étant d'une gentillesse remarquable. Cet homme était fait pour ce métier, il aimait les enfants comme nous l'aimions en retour. Ses méthodes de travail étaient singulières, il se fichait éperdument du programme, des inspecteurs et de leurs rapports. Il préparait ses cours selon sa vision de l'éducation, qui n'était pas celle de l'éducation nationale, de plus en plus répressive. Il arrivait le matin avec sa guitare, et chaque jour, nous avions droit à l'apprentissage de la musique. Il nous enseignait autant les notes que le français ou les mathématiques, le sport également. Au fil des ans, il avait récupéré une panoplie de rollers et nous faisions des courses dans la cours, il nous installait un parcours entre les plots et nous roulions sans nous soucier des chutes. Les moins adroits avaient des genouillères et des protège poignets, au cas-où. Il avait également récupéré des raquettes inutilisées auprès des clubs de tennis locaux, et nous apprenions à taper dans la balle, à jongler. Sa manière de faire était risquée. Sortir, jouer, aller à la rivière, faire des randonnées, de la couture, les cours de cuisine, de bricolage... tout cela était courant dans les campagnes lorsque nos grands-parents étaient enfants, mais aujourd'hui, c'est presque impensable. Un jour, j'ai fait une mauvaise chute en roller. Je n'étais pas la plus habile, mais je tenais absolument à gagner mes challenges. Et lorsqu'il y avait un chronomètre dans l'histoire, je ne me souciais guère de me retrouver par terre. C'était en automne, le sol était un peu humide, j'ai fait un magnifique vol plané sur le goudron. Je me suis écorché les genoux, et foulé un poignet. Il y en a eu, des gamelles, mais heureusement, les parents ne se sont jamais plaints. Peut-être parce que ces gamelles arrivaient au plus débrouillards, et que les plus débrouillards étaient ceux dont les parents les poussaient à se dépasser. A être dehors. Des gamins qui avaient l'habitude de grimper aux arbres, de courir dans les champs. Et donc de tomber, de se faire mal. Quand j'y repense, je trouve incroyable qu'il n'y ait jamais eu de plaintes des parents, aucune mise à pied.
Il devait avoir une bonne étoile. Deux fois par an, les enfants de sa classe chantaient les musiques apprises en classe. La première représentation avait lieu juste avant les fêtes de Noël, la deuxième, pour la fête de fin d'année. Nous en connaissions tout un répertoire, et nous chantions crânement, face à notre maître improvisé chef d'orchestre. Je me souviens du sourire fier de mes parents, de mon ravissement de les voir dans l'assemblée, en face de moi.
L'arrivée au collège a été un calvaire. J'étais noyée dans un établissement de cinq cents collégiens. J'y découvrais l'indifférence, la méchanceté, la bêtise, l'intolérance, la jalousie. Les premières semaines, je levais régulièrement le doigt pour des questions, pour des explications, pour répondre à celles posées par le professeur. Lentement, j'ai été pointée du doigt par les autres, parce que j'étais différente, trop intelligente, trop curieuse, alors qu'il valait mieux être un caïd pour se faire aimer et respecter, avoir un bonnet d'âne pour se faire encenser par ses semblables.
Ce fut une période éprouvante, pas si lointaine, qui m'a laissé quelques traces, qui m'a ouvert les yeux sur les gens, qui n'étaient pas tous bons. Et avec les hormones qui abrutissent, c'est encore pire.
J'ai mal vécu ma différence, rasant les murs pour m'éloigner le plus possible des rires condescendants, des moqueries aigres. J'attendais avec impatience la dernière sonnerie de la journée, annonçant la fin des cours. Les journées étaient longues, les cours ne m'intéressaient pas, car j'avais toujours un temps d'avance, malgré le fait d'avoir sauté une classe lors de mes années primaires. J'aurais pu avoir une autre année de provision, voire même une autre encore, mais je ne l'avais pas souhaité, elle n'aurait fait qu'accentuer mon mal être, deux années de d'écart, pire encore, trois, à cet âge-là, c'est démesuré.
Tout n'était pas noir. Mais j'étais trop enfoncée dans ma détresse pour voir ce qu'il y avait de bon dans ces années, tous les enfants n'étaient pas méchants, loin de là. Je ne me sentais pas à ma place, j'avais le mal de moi, de mon image dans la glace, de mes membres encombrants, de mon corps détesté.
Je comprends que j'étais en grande partie responsable de ce mal être, parce que je ne m'aimais pas, à cause de ma différence, je me mettais moi-même à l'écart et ne faisais pas d'effort pour m'intégrer.



mardi 28 avril 2020

Confinement: page 34

[...]

Avec la petite, Henriette faisait sa cure de jouvence. Elle ne se sentait plus vieille, ni ridée. Elle n’avait plus mal aux articulations, juste aux zygomatiques.
Cinq jours trop courts, parce que le soleil apparaissait trop tard et disparaissait trop tôt, parce qu'il n'y avait toujours que vingt-quatre heures dans une journée. Parce qu'il y avait tellement de choses à faire, aller faire du toboggan comme des gosses, Henriette adorait ça, surtout lorsqu'il y avait des gamins autour qui la regardaient avec un sourire éclatant, parce qu'une mamie comme ça, c'était génial, et qu'ils auraient bien aimé que la leur fasse pareil. Le toboggan, l'othéo ne le lui avait pas interdit. Elle ne l'avait pas non plus évoqué. Ce n'était pas descendre la pente sur les fesses qui risquait de lui faire mal, juste porter des choses lourdes. Dans le parc, elle avait fait de la balançoire, et puis du « tape cul », aussi.
Oui, elles en avaient fait, des choses.
Des parties de pétanque, siroter une grenadine, ou s'asseoir sur la nacelle, le parasol grand ouvert pour se protéger de la pluie, habillée comme des bonshommes Michelin parce qu'il faisait tout de même un peu froid. Et puis des instants à ne rien se dire, mais tout ressentir,
Ça ne durerait pas, ce serait peut-être sa dernière descente de toboggan, l'avant dernière, elle s'en fichait pas mal, elle était dans l'instant, elle en profitait, elle rigolait comme une folle qu'elle était un peu, encouragée par la petite qui riait aussi aux éclats, c'était bon de vivre.

Le jour arriva où il fallut reprendre le bus. Cinq jours, ce n’était pas assez. Il y en aurait dix que le constat aurait été le même.
– Tu feras attention, Mamie ? lui fit la petite sur le quai
– A quoi ?
– Tu le sais bien, arrête de faire la naïve.
– Tu sais, avec ma vie d’ermite, je ne risque pas grand-chose.
– Tu vas acheter ton pain. Tu vois du monde. Ce n’est pas sans risque.
Elles en avaient déjà parlé. Le virus touche surtout les personnes âgées. Il faut prendre des précautions. Regarde, tu ne te laves jamais les mains.
– Il faut être en contact avec les microbes pour travailler son immunité. Les milieux aseptisés, ce n’est pas bon pour l’organisme. Tu sais très bien qu’il y a plus de maladies ORL, d’asthme, d’allergies et de toutes ces autres saletés depuis qu’on passe tout à la javel.
– Mamie, ne fais pas ta bourrique. Il y a un entre deux. Toi, tu fais tout à l’extrême.
– C’est bon, c’est bon, je ferai attention. Mais tu reviens me voir aux prochaines vacances !
– Oui, mais il faudra que je révise un peu.
– Je serai là pour superviser.
Elle prit la vieille dame dans ses bras.
– Merci, mamie.
– Merci à toi, ma petite fille. Prends soin de toi.
Une larme roula sur sa joue lorsque le train ne fut plus à vue. Ça allait être long, d’ici les prochaines vacances.

*

Ma chambre est mon univers. C'est un lieu rassurant pour tous les enfants, c'est là que nous formons notre imaginaire, que nos premiers rêves naissent, que nous les développons. J'y passe beaucoup de temps, au détriment de la vie à l'extérieur.



lundi 27 avril 2020

Confinement: page 33

[...]

Le bus s’éloigna, elle était sur le quai de la gare routière, il lui restait plus de deux heures à tuer. L’autre inconvénient à habiter en montagne, c'était le manque d’horaires des lignes de bus. D’une, il ne fallait pas le rater, de deux, il fallait patienter une fois sur place. Ça ne lui déplaisait pas, elle allait dans ce cas à la médiathèque. La ville disposait d’un établissement fantastique, elle irait flâner dans les rayons, referait son stock de livres pour la semaine. Henriette lisait énormément, surtout depuis la retraite. Il n'était pas rare qu’elle ouvre trois livres en même temps, ça ne la dérangeait pas que les histoires s'emmêlent, vu que dans sa tête, c’était encore très clair.
Ludo lui avait conseillé de prendre une liseuse. Il avait voulu la lui acheter, elle avait refusé catégoriquement. Il n'était pas encore né celui qui arriverait à la convaincre de lire sur ces tablettes électroniques sans vie. Non, un livre, il fallait le toucher, le palper. Il fallait l’avoir en main, le peser. L’ouvrir, le retourner, l’aérer. L’éplucher avant de l’acheter, le décortiquer minutieusement une fois chez soi. Le caresser, le humer, l’attendrir, davantage chaque fois qu’on l’ouvrait. Un livre, c'était un objet qui vivait, qui grandissait, qui avait besoin d’un lecteur, comme le lecteur avait besoin de lui. Ce machin électronique, il ne donnait rien. Probablement un peu de plaisir en y offrant quelques mots, mais pas davantage. Rien ne remplacerait jamais l’objet livre. La petite avait exactement le même avis qu’elle là-dessus, raison de plus pour ne pas changer son point de vue.
A dix-huit heures, elle était en gare, sur la voie une. Elle tendit l’oreille, essayant de percevoir les ronflements du train. Son cœur s’accéléra, elle était impatiente de la voir descendre d’un wagon. De la découvrir au milieu de la foule, la voir courir vers elle avec son sourire magnifique, ses cheveux bruns se balançant dans l’air.
Le train arriva, s’arrêta. Elle avait essayé de deviner le wagon, c'était un jeu qu’elles faisaient toujours. Si Henriette arrivait à deviner d’où elle sortirait, la petite lui offrirait une glace. Le cas contraire, c'était Henriette qui la lui offrait. Dans les deux cas, elles étaient gagnantes, elles auraient droit à la glace.
Les roues de fer crissèrent, le train se figea. Les portes s’ouvrirent, les passagers descendirent sur le quai. Elle descendit du wagon de derrière.
Fidèle à son habitude, elle n’avait pas de lourds bagages, juste un sac à dos rempli de l’essentiel.
– Je te soupçonne de me voir et de changer de wagon au moment de descendre, grommela Henriette.
– Moi aussi, je suis heureuse de te voir, lui fit la jeune fille. Et oui, j’ai fait bon voyage, non, je ne suis pas trop fatiguée par ces nombreux kilomètres qu’il m’a fallu parcourir pour te rejoindre. Et puis de toute façon, même lorsque tu gagnes, tu ne veux pas que je t’offre la glace.
– Ce n’est pas faux, mais au moins, j’ai la satisfaction d’avoir gagné.
Henriette la serra fort dans ses bras.
– Tu as encore grandi, toi ! s’exclama-t-elle.
– Mamie, je t’ai déjà dit que je ne grandissais plus depuis un an. J’ai déjà ma taille adulte.
– Alors c’est moi qui rapetisse. Qu’est-ce que je suis heureuse de te voir.
– Ah, me voilà rassurée. A un moment, j’en ai douté. Bon, tu me l’offres, cette glace ?!
– Tu ne perds pas le Nord, toi…

Lorsqu'elles revinrent à la maison et que la petite vit sa mamie descendre la poignée sans insérer de clé dans la serrure, elle soupira.
– Tu as une bonne étoile, toi, tu sais ? Tu n'imagines pas le nombre de cambriolages qu'il peut y avoir en ville.
– J'habite en campagne, lui répondit la vieille dame.
– Il y en a également en campagne. Et tu n'es pas réellement en campagne. L'endroit où tu habites, ça s'appelle désormais un village.
– Ah bon ? fit-elle innocemment. Pourtant, quand je me suis installée ici, il n'y avait que des prés tout autour. Ah, l'évolution...
– Ah, l'obstination, rajouta l'autre.
– Figure-toi que j'y ai quand même pensé.
– Ça, je n'en doute pas. J'imagine que c'était quand tu étais dans le bus ?
– Presque. En y descendant.
– Tu es un cauchemar, Mamie.
– Je sais, Maurice ne cessait de me le répéter. Qu'il n'avait jamais rencontré une mule pareille.
– Je ne lui donnerai pas tort.
– En y repensant, je suppose qu'il y a un gêne d'équidé, dans la famille.
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Parce que ma fille est un âne.
Elles pouffèrent.



dimanche 26 avril 2020

confinement: page 32

[...]

Pour le reste de la semaine, Henriette n’avait rien prévu, rien organisé. Elle laisserait comme toujours la place à la spontanéité, au hasard, aux envies du moment. Il n’y avait que les rencontres qui se planifiaient, savoir à quelle heure et quel endroit, pour le reste, elle laissait la providence faire son travail. Elle savait que la petite aimait ça, c'était un jeu auquel elle se prêtait volontiers. Jamais elle ne s’était plainte du manque de rigueur de sa mamie, de ce côté marginal, un peu fouillis. La dernière fois, lorsqu’elles s'étaient appelées, elle lui avait dit que c’était elle, qu’elle ne devait rien changer, surtout pas cette authenticité.
Le bus traversa la campagne, bien que de campagne, il ne restât plus grand-chose de ces espaces verdoyants et déserts. Ç'avait été le cas à la fin du siècle dernier. Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, les champs avaient commencé à bien se vendre, les agriculteurs avaient trouvé un filon, il valait mieux transformer leurs parcelles en habitable et y faire pousser des maisons plutôt que de continuer les exploitations au tracteur pour y faire pousser des céréales et des légumes, ou y mettre en pâtures les vaches.
Les villages s'étaient agrandis. Au début des années 2000, les lopins valaient de l’or, le département était attrayant. Les montagnes – surtout le ski l’hiver – en avaient fait une terre prisée.
Henriette aimait bien sa vie d’avant, les routes peu fréquentées, le silence du soir. La petite lui dirait qu’à cette époque, il aurait été bien difficile de vivre sans voiture. Et elle aurait fichtrement raison.
Henriette regardait le paysage défiler, s’immobiliser lorsque le bus s’arrêtait. Elle était nostalgique, elle l’avait toujours été, ce genre de choses ne changeait pas en vieillissant. Elle n’aimait pas l’évolution, elle avait la certitude que les plus belles années étaient derrière, qu’il y avait eu un âge d’or, entre les années quatre-vingts et les années deux mille.
Pour elle, comme pour la vie alentour.
En quatre-vingts, elle avait quarante-cinq ans, Maurice et elle terminaient de retaper la ferme, leur fille unique avait quitté la maison, elle avait apprécié de se retrouver, seuls, elle et son mari. Ils avaient de nombreux projets. Simples.
Elle était heureuse, un bonheur sans concession.
Elle se dit que Maurice lui manquait. Ça ne durerait qu’un temps, bientôt, elle irait le rejoindre. Il resterait encore de délicieux jours à vivre, mais les plus beaux, oui, ils étaient derrière.
Il y eut plusieurs kilomètres sans habitation avant de voir naître les premières maisons ceinturant la grosse ville. Puis les grands immeubles. Le bus marqua de nombreux stops aux feux, aux passages piétons. Il y avait du monde sur les trottoirs. C'était l’heure de la sortie des classes, les enfants tenaient la main de leur parent, beaucoup n'avaient qu’un pull, pas de veste, il faisait chaud, et le soleil, fin février, commençait à être haut dans le ciel, il chauffait davantage qu’au mois de décembre. Il avait fait vingt degrés, aujourd’hui.
Vingt degrés, en février.
Ma vieille, si je t’entends encore penser une seule fois qu’on n’aurait jamais vu de telles températures quand tu étais petite, je...
Je quoi ? se répond-elle.
Je te noie. Je t’assomme. Je t’étripe.
C’est ça, essaie toujours !
Elle rigola toute seule.



samedi 25 avril 2020

Confinement: page 31

[...]

Et on y revient. Henriette ne pouvait pas s’empêcher d’y penser, c’était plus fort qu’elle. Tout la ramenait à cette situation alambiquée, à l’espèce humaine qui, au fil des jours, phagocytait toutes les autres espèces qui se trouvaient sur son passage. Dénaturant l’ensemble. Au sommet de la hiérarchie. Elle se dit qu’à l’ère des dinosaures, la planète avait mis un bon cataclysme là-dedans pour repartir de zéro, et que peut-être qu’elle allait préparer un autre tour. La Nature, de toute façon, savait reprendre ses droits quand il le fallait, ce n’était qu’une question de temps. Peut-être même qu’elle regardait ce qui était en train de se passer d’un œil distant, attendant le moment propice. Demain, dans un mois, dans un an… La vie, c’était une histoire de Yin et de Yang, un équilibre du bien dans le mal, du mal dans le bien, et si l’équilibre cédait, l’avenir flanchait.
Elle était relativement pessimiste en la nature humaine, un pas en avant, deux en arrière. D’un autre côté, elle ne cessait d’y croire, il y avait eu de grands personnages, Gandhi, l’Abbé Pierre, Mère Térésa, Martin Luther King, Nelson Mandela… Toutes les sept secondes, la déforestation arrachait l’équivalent d’un stade de foot à la forêt amazonienne, mais les écolos n’avaient jamais eu autant le vent en poupe…
Il fallait y croire, sinon, quelle raison de vivre ? Et puis, il y avait la petite. Qui grandissait. Qui bientôt, quitterait le cocon familial. Qui deviendrait une grande et belle personne, elle le pressentait. On vivait pour encourager les générations futures.
L’horloge sonna les onze heures. Seulement. Elle tournait en rond. Ça agaçait le matou, il descendit de son plafond pour tourner autour d’elle, ronronner en se frottant à ses mollets pour la calmer. C’est bon, Henriette, il y a encore toute la journée, sembla-t-il lui dire.
Elle raviva le feu dans le poêle et accepta de partager un moment avec lui sur la chaise. Les chats étaient ainsi, il fallait être aux petits soins pour eux et répondre à leurs urgences. Manger, être câliné, ne pas être dérangé, dormir.
– Elle est belle, hein, ta vie de chat, lui fit-elle en laissant courir sa main sur ses poils épais.
L’autre ronronnait de plaisir.

Dans l’après-midi, elle s’activa pour prendre le bus. Il passait au centre village. Henriette n’avait plus de voiture. Lorsqu’elle devait se rendre en ville, elle prenait les transports en commun. Au choix : le bus ou le train. Elle avait la chance d'habiter près d’une ligne ferroviaire, la chance également que son arrêt au village ne soit pas fermé, comme cela arrivait parce que la SCNF estimait qu'un arrêt n'était plus essentiel. Par contre, il ne faisait pas halte systématiquement. Deux le matin, un l'après-midi.
Elle préférait néanmoins le bus. Moins de risque de retard. Et puis, le train, avec toutes ces grèves…
Elle marchait très bien. Chaque jour, elle allait s’aérer pendant une heure, parcourant au moins trois à quatre kilomètres. Elle se forçait à y aller, quel que soit le temps. C’était bon pour sa santé, son moral, son tonus. Parfois, Ludo l’accompagnait. Et quand il y avait la petite, toutes deux prolongeaient ce plaisir, elles allaient jusqu’à la lisière du bois, prenaient parfois un pique-nique et mangeaient en observant les alentours, l’ébauche des nuages, les pastels du ciel, les fresques du macrocosme, les frasques du microcosme. Le plaisir de s’ennuyer sans s’ennuyer. De faire travailler l’imaginaire, de se raconter des histories à haute voix, puis de les prolonger dans sa tête.
Le chat la regarda partir sans broncher, il était retourné sur son placard, ne lui fit pas un scandale en la voyant disparaître, ne lui ferait pas la fête en la voyant réapparaître, descendrait quand il en aurait envie pour avaler quelques croquettes, n'irait pas chasser les souris parce que décidément, les rongeurs allaient trop vite, ce serait fatigant. Viendrait chercher des caresses quand la maison serait de nouveau investie, mais en attendant, c'était sieste, et ça, il savait sacrément bien la faire.
Elle ne ferma pas la porte à clé. C'était une mauvaise habitude qu'elle avait, la petite lui ferait la réflexion, lui dirait encore une fois que ce n'est pas intelligent. Les mauvaises habitudes, comme les bonnes, sont difficiles à perdre, elle mettrait ça sur le compte de sa vieillesse, et la petite lui dirait que c'est son entêtement.



vendredi 24 avril 2020

Pensée du jour (numéro 7)

Le bonheur est un souffle que les jaloux respirent difficilement, et leur convoitise est telle qu'ils ne supporteront pas de vous savoir heureux et feront tout pour entraver votre liberté d'exister.

Benoît Chauvet




jeudi 23 avril 2020

confinement: page 30


[...]
Elle prit une grosse couverture et s’installa dehors, pour regarder le lever de soleil au-dessus de la montagne. Pour se préparer à en voir d’autres, avec la petite. C’était leur plaisir à toutes les deux. S’installer confortablement sur le canapé d’extérieur, prendre un thé en regardant l’astre poindre, tirant derrière lui un nouveau jour, puis revenir au couchant et le voir disparaître, parfois dans un tourbillon de couleurs dorées, jouant avec la brume et les nuages disséminés. Le ciel flambait alors, il n’y avait pas de mot pour le décrire, pas de photo pour l’immortaliser, il fallait être là, le graver dans les prunelles, et espérer que le lendemain offrirait le même spectacle.
Avec la petite, les journées n’étaient jamais longues. Il arrivait qu’elles passent des heures sans se parler, à observer la nature, à regarder les légumes germer, les insectes voler, les abeilles butiner les fleurs des arbres fruitiers qu'Henriette avait tout autour.
Ils avaient eu des ruches, avec Maurice. C’était elle qui en avait eu l’idée, pour aller encore plus loin dans cette volonté de toute produire eux-mêmes. Les belles années, la récolte dépassait les vingt kilos. Ils avaient mis une plaque en verre sur le dessus de la ruche, afin de pouvoir les observer travailler. C’était féerique, de les voir s’agiter dans cette grande boîte, se bousculer, échanger des messages qu’elles seules comprenaient. Les abeilles avaient une vie sociale bien établie avec la reine, les ouvrières, et les faux bourdons. Les ouvrières avaient un rôle précis et aucune n’empiétait sur la fonction de l’autre.
Lorsqu’elle récoltait le miel, il arrivait qu’une gardienne s’attaque à elle, l'abeille ne lâchait pas sa cible, même plusieurs jours après. Henriette était obligée de l’écraser, l’abeille l’aurait de toute façon piquée et serait morte en essayant de retirer le dard de la peau de sa victime. Elles étaient têtues, comme les humains ! Elle se souvenait être restée une matinée complète à regarder ce fourmillement dans cette couleur or, mais à la mort de Maurice, il y a cinq ans, elle avant abandonné l’apiculture. Elle ne pouvait plus les déplacer, son dos le lui avait fait comprendre, l’ostéopathe aussi, lorsqu’il était venu la manipuler pour la débloquer. Elle avait senti un craquement lorsqu’elle avait retiré le rayon. Elle s’était traînée jusqu’au téléphone, elle avait appelé le boucher, qui connaissait tout le monde dans la commune, et lui avait demandé de l’aide. Avant la fin de la journée, un jeune ostéopathe sonnait à sa porte. Elle n’avait même pas pu aller lui ouvrir, elle lui avait crié d’entrer et il l’avait remise sur pied. Elle lui avait fait un chèque, donné des œufs, des conserves. Le jeune homme avait été gêné, mais Henriette avait insisté, quand elle avait une idée en tête, inutile de lui résister.
– J’ai envie de vous dire que je reviendrai souvent, avait-il fait alors en rigolant, mais j’espère que non, je préfère autant vous savoir en bonne santé. Par contre, pour les ruches, vous savez ce que j’en pense…
Oui, elle avait compris. Ne plus porter de choses aussi lourdes. Il fallait qu’elle s’autorise à vieillir. Petit à petit, elle devait abandonner ses passions, son corps ne supportait plus ce que sa tête voulait lui imposer, il craquait, chaque jour davantage. C’était ça, vieillir, comprendre que le corps ne veut plus, que les muscles s’atrophient, que les os se fragilisent, qu’il faut se faire une raison, même si au fond, elle ne l’acceptait pas. Vieillir, mourir, si, mais pas dans ces conditions, pas en perdant tout, son mari d’abord, et se faire abandonner par son propre corps. Si l’esprit partait en même temps, soit, mais ce n’était pas le cas, sa tête fonctionnait trop bien, c’était ça, le plus dur.
Elle espéra disparaître avant ses abeilles. Il y avait encore un essaim dans la ruche, elle n’y touchait pas, allait néanmoins l’observer durant l’hiver. Les apiculteurs se plaignaient du manque de production, la faute aux pesticides, au manque de terres fertiles. La faute, comme pour tout le reste, à l’évolution.



mercredi 22 avril 2020

Confinement: page 29

[...]

Ils trouvent néanmoins la mesure radicale, surtout à cette époque. Ils n’imaginaient pas qu’en 2020, un tel événement puisse se produire. Le débat à table est animé, Aurore apprécie ces discussions avec ses parents, c’est réciproque, Yoann et Sabrina se disent qu’ils ont de la chance d’avoir une fille éveillée, intéressante et intéressée. Jeanne et Louise sont déjà au lit, en train de lire un livre. Yoann a dit qu’il viendrait éteindre leur lumière. Ça leur permet de poursuivre leurs discussions sans être interrompus de pourquoi réguliers. Ils espèrent que cette mesure suffira à contenir l’épidémie. Qu’elle ne se propagera pas trop rapidement au-delà des frontières, bien qu’elle l’ait déjà fait. Il y a beaucoup d’énormes métropoles en Chine, la population est en grande partie urbaine. Ils évoquent l’épidémie de SRAS, en 2002, qui a été la plus virulente des dernières décennies. Tuant dix pour cent des contaminés. Le Coronavirus touche, d’après les médias, surtout les personnes de plus de soixante ans, leur provoquant de graves problèmes respiratoires. Une pneumonie virale.
– Je ne comprends quand même pas ce confinement chinois, fait Aurore. On nous le rabâche chaque matin, je sais que c’est en grande partie parce que l’économie mondiale peut en pâtir, mais c’est tout de même curieux. Les médias disent que ce n’est pas plus grave qu’une grippe saisonnière, qu’il suffit de porter un masque, de se laver les mains. Pourtant, ils en font écho chaque matin désormais.
– Porter un masque et se laver les mains dans l’absolu, mais c’est impossible, fait Sabrina. Déjà avec les enfants, qui sont difficiles à contenir, qui toussent, éternuent, mettent les doigts à la bouche, laissent traîner leurs mains partout. Même pour les adultes, il faudrait toujours avoir des gants, ne jamais les porter au visage, changer de gants chaque fois qu’on touche un objet, ne sachant pas si l’objet a été touché par une personne contaminée.
Yoann rajoute que les médias aiment orienter les informations au sensationnel. Seul l’audimat importe, il faut qu’il y ait le plus de téléspectateurs possible, que les vidéos soient vues par le plus grand nombre. La société connectée est friande de spectaculaire. Parler des morts à cause du virus Ebola, ou des génocides dans les pays reculés d’Afrique, c’est trop commun, les gens s’en fichent. La majeure partie d'entre eux ne se sentent pas ou plus concernés.
– Nous avons tendance à être touchés émotionnellement par ce qui nous touche physiquement. C’est humain. Moi le premier, je serais bien plus affecté s’il vous arrivait un accident quelconque plutôt qu’au voisin.
Les échanges se poursuivent jusqu’à vingt-trois heures, moment où Yoann décrète le couvre feu. Il est tard, demain, tout le monde travaille, ils auront tout le loisir de poursuivre le sujet un autre jour.
Tous trois s’endorment sereinement, rarement un virus du type Corona n’a traversé les frontières, et lorsque c’était le cas, il s’est vite éteint. La médecine d’aujourd’hui fait de grandes prouesses, ils ne doutent pas qu’un vaccin sera vite mis sur pied, plus encore s’il est question d’économie.

*

Henriette s’était levée très tôt. Elle avait eu une nuit agitée, c’était régulièrement le cas lorsque sa petite fille venait la voir. Elles allaient passer cinq jours ensemble. Cinq jours merveilleux, même si fin février-début mars était moins attrayant qu’un mois de mai. Elle avait espéré voir tomber quelques flocons, pour la petite. Mais non, décidément, la neige ne voulait pas leur faire ce cadeau. Les sommets étaient enneigés, mais ici, rien. Chose incroyable, elle avait même trouvé une primevère dans le jardin. Jamais elle n’en avait vu éclose à cette époque de l’année. Dans quelques jours, les premiers bourgeons apparaîtraient. La nature était complètement détraquée. Pourtant, Ludo lui avait dit qu’ils auraient un hiver terriblement froid. Foi d’experts d’internet. En novembre, il avait lu plein de rapports divers, la corrélation avec les courants marins, l’alignement des planètes, tous ces trucs métaphysiques. Elle ne lui avait pas donné tort, les oignons du jardin étaient épais, ils avaient de nombreuses couches. Alors c’était un double signe. Un double plantage. Si ni les experts, ni la nature n’étaient capables de prédire les événements, à qui se fier ?! L’hiver n’avait finalement jamais été aussi chaud. Il ne restait plus que trois semaines avant de voir arriver le printemps, elle avait commencé à retourner la terre pour l’aérer, bientôt, elle planterait les haricots, les salades, les radis. Pas besoin d’attendre les Saints de Glaces, les semis pousseraient à leur rythme, enfouis dans la terre.



lundi 20 avril 2020

Confinement: page 28

[...]

Une part d'orgueil. Lui montrer qu'il en était capable. Il n'a jamais été très doué en sport d'endurance. Son truc, c'est plutôt la musculation, les tractions, les pompes. Les salles de sport, ressortir vidé au bout d'une heure en ayant mal partout. Il y a de la douleur, dans les sports d'endurance, il ne peut pas le nier. Mais c'est différent, en muscu, il fait une série d'exercices, puis il prend un temps de pause, alors que là, il ne peut pas s'octroyer de repos, ne serait-ce que pour souffler un peu. Parce que Madame est devant et ne se prive pas pour l'agacer. Il sent néanmoins qu'il a beaucoup progressé, depuis ses premières sorties. Dorénavant, il est capable de courir dans les montées sans s'arrêter, tout en gardant une foulée correcte. On lui aurait dit ça le mois dernier, il aurait hurlé de rire. Pour lui, ceux qui couraient dans les pentes étaient de vrais timbrés. Désormais, lui-même fait partie de cette secte marginale des Trailers.
Il ne déteste pas courir dans les chemins. Il ne peut pas dire qu'il y prend du plaisir, parce que ce serait accorder victoire à sa femme, lui qui l'a tant traitée de gentille folle lorsqu'elle y allait pendant toutes ces années. Samedi dernier, elle l'a emmené en direction sur les contreforts du Vercors au-dessus de Romans-sur-Isère. Avec l'effort, la fatigue, la satisfaction de l'accomplissement, il avait trouvé la vue extraordinaire.
Alors, tu aimes ? avait fait Sabrina, alors qu'ils étaient tous deux assis sur un banc, admirant la vallée en contrebas.
Bof. Je préfère les salles.
Trop tôt pour lui donner raison. Sinon, elle allait se pavaner pendant tout le reste de l'hiver.
Il sait qu'il est en train de se prendre au jeu. Que son amour-propre parle aussi, qu'il aimerait bien qu'elle n'ait plus à l'attendre sans cesse, qu'il puisse rivaliser, ne serait-ce que dans les descentes. Mais là-aussi, elle est meilleure que lui. Pourtant, il était persuadé, dès la première sortie avec dénivelé, qu'il ne verrait plus ses fesses. Oui, c'est ce qu'elle lui avait dit dès le début, pour le motiver un peu : « Apprécie, mon chéri, tu n'en as pas fini de voir mon derrière ».
Il avait ri. En rentrant de la sortie, beaucoup moins. Il n'avait pas pu mettre le moindre pied devant elle. Dès le début, elle l'avait mis dans le rouge. Battements cardiaques à fond, hyperventilation, acide lactique dans les jambes, goût du sang dans la bouche. La fameuse zone rouge, bien connue des sportifs.

Les deux coureurs sont rentrés, douchés. Aurore a préparé le repas avec ses sœurs pour les occuper. Une tourte aux légumes. Elles aiment bien cuisiner lorsqu’elles sont toutes les trois, elles sont studieuses, les petites ne se querellent pas, c'est mignon à voir. Aurore leur donne une tâche à chacune, il faut qu’elles soient occupées et surtout, que le travail n’empiète pas sur celui de l’autre. Elles ont rechigné lorsqu’il a été question de légumes, mais elles ont été heureuses de les noyer dans la pâte.
Aurore est en classe internationale, elle a pris chinois en seconde langue. Elle n’est pas sûre que le déplacement prévu en fin d’année soit maintenu, avec ce qui se passe en ce moment.
– Toute la région de Wuhan est confinée, explique-t-elle à ses parents lors du repas. Vous vous rendez compte ? Des millions de personnes n’ont plus le droit de sortir de chez elles.
L’épidémie de Coronavirus a déjà fait de nombreux morts, là-bas. L’Organisation Mondiale de la Santé a tiré la sonnette d’alarme, la Chine vient de prendre des mesures importantes, en fermant un grand nombre d’usines. Incroyable, quand on pense à l’impact sur l’économie. Non seulement celle du pays, mais aussi à l’échelle internationale, tant de nombreuses nations ont importé leur savoir faire en Chine. Automobile, textile, électronique… Aurore ne connaît pas beaucoup de filières qui n’utilisent pas au moins un élément fabriqué en Chine.
Ils se disent que c’est typiquement chinois. Que ce genre de confinement de peut être respecté que dans un pays communiste. Russie, Corée du Nord… il n’y a que ces États quasi dictatoriaux pour imposer de telles mesures, et la crainte des représailles oblige leur peuple à les respecter. Ils n’ont pas le choix. En Russie, les opposants au régime de Poutine finissent en tombe. Combien d’assassinats y a-t-il eu pour les contrevenants ? Aurore évoque avec ses parents cette journaliste, grande militante des droits de l'homme et opposée au régime de Poutine.



dimanche 19 avril 2020

Confinement: page 27


[...]
Elle a donc signé tout de suite. Seul problème, de taille, le trail offre plusieurs distances, et la plus grande se court en duo. Il lui a fallu trouver un coéquipier.
Mon chéri ? a-t-elle fait un soir alors qu'ils s'apprêtaient à dériver au fameux « câlin du soir », la voix douce et les yeux papillonnants.
Oh toi, vu le ton de ta voix et tes yeux aguicheurs, je sens que tu as une demande particulière.
J'ai trouvé le Trail à faire. Il est à l'automne.
Pas de problème, ma chérie. On en a déjà parlé, je t'ai dit que ça ne me dérangeait pas de garder les filles. Qu'on pouvait même se prendre un camping pas loin, pour aller t'encourager au départ.
Le départ est à quatre heures du matin.
A l'arrivée, avait-il repris immédiatement.
Le trail se court à deux.
Silence.
Tu veux courir avec Aurore ? s'était-il essayé avec une toute, toute, mais alors toute petite voix.
Je trouve qu'en ce moment, tu te laisses un peu aller. Tu as une petite brioche, tu sais, à ton âge, c'est pas bon signe. J'ai lu un article concernant les hommes qui s'empâtent...
Mais, je n'ai pris qu'un demi kilo depuis qu'on se connaît ?! l'avait-il coupé, incrédule.
Je disais donc, il est primordial de garder une activité physique régulière...
Et c'est toi qui me demandes de garder les filles pendant que tu vas courir...
Et surtout, ne pas rentrer dans le cycle du confort, parce que c'est un cercle vicieux...
Chaque jour, je fais des exercices physiques, des pompes, des tractions, des abdos pour me maintenir en forme...
Et surtout, d'aller prendre l'air, d'être à l'extérieur. Allez courir au minimum quarante-cinq minutes permet à ton corps de maintenir le tonus musculaire, de taper dans les graisses...
Seulement un demi kilo en seize ans de couple. Cinq cents grammes...
Mais que non seulement, la sport régulier était important, mais que plus encore, se mettre des objectifs était ES-SEN-TIEL pour la motivation.
Dire que, quasiment chaque jour, je m'attelle à la tâche pour te plaire, avait-il fait, dépité.
Ah ! s'était-elle écriée, victorieuse.
Tu vois, tu t'es vendu. Pris au piège.
Qu'est-ce que j'ai dit ?
Quasiment. Ça veut bien dire ce que ça veut dire. Il y a des oublis. Avant, c'était tout le temps.
Pitié. Vaut mieux être sourd que d'entendre ça.
J'en ai donc déduit, après, bien sûr, une longue – et très objective, cela va de soi – réflexion, que tu devais t'inscrire sur ce trail avec moi.
J'ai le choix ?
Non.
C'est bien ce que je pensais. Il fut un temps où les hommes régnaient dans le couple.
Relis tes cours de collège. Ça s'appelait la Préhistoire.
Yoann avait soupiré, vaincu.
J'ai quoi, en échange ?
Droit de cuissage.
Super, t'as pas autre chose de plus motivant ? avait-il rigolé.
C'était il y a un mois. Yoann imaginait qu'en deux mois, il rattraperait le temps perdu.
En la voyant gambader facilement alors que lui tire la langue dès la moindre montée, il se rend compte qu'il a encore du boulot devant lui. Comment a-t-il pu se lancer dans cette aventure ? Comment a-t-il pu accepter le défi de sa femme ?



samedi 18 avril 2020

Confinement: page 26

[...]

– …avec des masques, poursuit-il alors que je viens de reprendre le fil de sa conversation. Mais ils ont toujours des masques. Les gouvernements vont peut-être demander le rapatriement de tous leurs ressortissants ?
– Xavier ?
– Oui ?
– Chut. Tu m’ennuies, là.
– Ah, pardon.
Il se tait, je me dis que j’aime sa voix, mais je préfère tout de même quand il ne parle pas. Il n'y a rien de meilleur que le silence.

*

Yoann est essoufflé. Sabrina trottine devant, elle prend un malin plaisir à le fatiguer. Elle est douée en course à pied. Petite, elle gagnait tous les cross au collège. Elle a terminé première en course académique. Elle s’en souvient, c’était à Privas. Sa médaille avait trôné fièrement sur son étagère durant de longues années, jusqu’à ce qu’elle décide que les garçons étaient plus intéressants que le sport. Qu’il n’y avait aucune gloire à tirer des exploits sportifs.
Elle s’est remise à courir après la naissance de Louise. Un besoin oppressant, sûrement lié au fait de s’être dit qu’ils s’arrêteraient à trois enfants. Trois filles, c’était très bien, tant pis s’il n’y avait pas d’un petit garçon dans la fratrie. Elle y va chaque soir, le midi de temps en temps, lors de la pause déjeuner. Sa première sortie a été un véritable calvaire. Comme si elle avait redécouvert les fonctions de ses muscles du bas du corps. Au bout de dix minutes, elle pensait avoir fait une heure, elle tirait la langue, elle était en nage, cherchant son souffle. Elle se sentait maladroite, avec ses grandes jambes. Et comment oublier le lendemain ? Elle n’avait jamais eu de telles courbatures, elle jurait à chaque marche, en descendant les escaliers. Douleurs aux quadriceps, aux mollets, aux adducteurs, aux abducteurs, aux ischios jambiers… La totale.
Il lui a fallu une semaine avant de remettre une paire de baskets. Et puis, lentement, le corps s’est habitué. Elle est passée à deux séances hebdomadaires, puis trois. Aujourd’hui, elle se laisse le dimanche de repos. L’hiver, elle va courir avec une frontale. Au départ, c'était sur la route, uniquement. Mais elle a rapidement trouvé ça monotone. Le goudron, les voitures, les lignes droites... Elle a acheté une carte du coin, regardé les itinéraires sur chemins, a fait fonctionner son réseau de copines,
Pour le printemps, elle s'est fixé un objectif. Autant se mettre un vrai challenge. Elle a épluché les pages sur les trails, elle avait entendu parler de l'UTMB, le trail le plus renommé au monde, mais elle a abandonné l'idée. L'inscription est compliquée, il y a un système de point, et puis un tirage au sort. De toute façon, il faut s'y prendre plus d'un an à l'avance, c'est bien trop compliqué. Sur le moteur de recherche, elle a tapé « les plus beaux trails de France ». Elle a été surprise, parce que beaucoup de trails renommés affichent complet peu après avoir mis en ligne les inscriptions. Mais elle en a trouvé un, au pied du plateau des Glières. Elle connaît le site de nom, la résistance, le plateau qui a survécu à l'occupation. L'image d'une grande guerre faisant bien trop de morts, mais au dénouement heureux quand même. Elle a lu un article qui l'a fait sourire, écrit par un type dont elle a oublié le nom, mais dont elle se souvient que le patronyme était celui d'une grotte, oui, c'est ça, Lascaux. Et puis un diminutif à trois lettres, Ben, de Benjamin, certainement. Benjamin Lascaux. Bref, elle a lu que c'était le lieu incontournable d'une espèce en voie d'apparition, les Triandins. Les Triandins, c'est une belle bande de bons vivants, un groupe de sportifs né en même temps que le trail et qui est désormais indissociable de son organisation. Il y était aussi question de Trolls, de voir si la grotte de l'Enfer portait bien son nom, et de balcons à la vue imprenable. Alors si elle pouvait voir autre chose que la vue depuis son balcon, qui offrait un panorama incroyable sur les fondations de l'immeuble d'à côté, elle signait immédiatement. L'ambiance y était apparemment survoltée, avec des spectateurs en masse, des groupes de rock, sans oublier les barbecues, frites, crêpes, gaufres, gâteaux et autres friandises dont elle raffolait après l'effort. Sans oublier LA fameuse bière de récupération.




vendredi 17 avril 2020

Confinement: page 25

[...]

Alors il a pris un tournevis, de la colle à bois, du fil et une aiguille, il s’est mis à démonter, réparer, coller, rapiécer, recoudre, il a décidé qu’il ne jetterait plus, qu’il ne nourrirait plus les multinationales dévorantes.
J’aimerais dire que tout ça, c’est la faute du quincaillier, ça me donnerait une raison de de détester davantage le commerçant, qui a bien entendu une part de responsabilité dans tout ça, mais mon mari était simplement devenu fou, une folie douce, pas méchante, la retraite lui avait grillé ses neurones, il avait perdu ses fondamentaux, je vivais avec un gamin irresponsable. Aussi bien, aujourd’hui, il est en train de poursuive sa régression, et je le retrouverai un jour, totalement immature, au stade de l’enfance. Comme dans ce film, là, où le héros naît vieillard et traverse les années en rajeunissant.

Je sonne à la porte, Xavier ouvre en me souriant.
– Arrête de sourire, lui dis-je, sinon, je repars toute la foulée.
– Tu devrais essayer. Tu sais que l’action de sourire, envoie des messages positifs au cerveau ? Le fait d'actionner les muscles qui font sourire libère les endorphines et donne donne une sensation de bien être. Il suffit de se forcer à sourire pour être mieux dans sa peau.
Xavier est mon homme de compagnie. Il le sait, ne s’en offusque pas. Je comble son statut de veuf une fois par semaine. C’est un bel homme, épargné par l’âge. Il n’est pas spécialement intelligent, mais ça m’arrange, pour partager un bon moment dans un lit, il est inutile d’être avec Einstein. A soixante-cinq ans, j’aime profiter des plaisirs de la chair, je ne suis pas encore nonne. J’exploite les passe-temps que mon corps peut m’offrir. Parfois, je passe une nuit ici, je repars au matin, avant le petit-déjeuner, pour m’éviter des conversations matinales déplacées. Je suis du genre à me lever du pied gauche.

Il est allongé sur le dos, l’odeur de la cigarette me réveille. Je tends la main et lui prend le mégot incandescent, je gonfle mes poumons, j’inspire l’air mélangé de tabac. L’oxygène fait crépiter la braise au bout de la tige blanche, que c’est bon. Je forme un cercle avec ma bouche et souffle des halos de fumée.
– Tu sais que l’OMS est en train de tirer la sonnette d’alarme ?
– De quoi tu parles ?
– Bah, du virus, fait-il comme si c’était évident.
– Faut préciser, je ne suis pas devin.
– Désolé, s’excuse-t-il. J’ai lu ça dans le journal ce matin. Un méchant virus, à ce qu’il paraît, qui est en train de s’étendre à grande vitesse.
– Les chinois sont trop nombreux, leur pays trop petit, ça leur fera une cure de jouvence.
– Ce que tu peux être méchante.
– Méchante ? Méchante de quoi ? Regarde la vie qu’ils ont ?! Ils habitent dans des mégalopoles si polluées qu’ils ne voient même plus la couleur du ciel.
Il me dit que oui, c’est un fait et qu’il y a des millions de mort là-bas à cause des émissions de particules, fines ou lourdes. Qu’il a lu que là-bas, beaucoup de villes se chauffaient encore au charbon, que c’est pour ça qu’il y a un gros voile jaunâtre au-dessus des cités. Je le laisse parler sans l’écouter, comme si sa voix était une douce musique. Il a une jolie voix grave, sonore, qui fait vibrer tous les objets qu’il y a autour.
Il est à la retraite, lui aussi. Il a travaillé toute sa vie comme mécanicien dans une usine de décolletage, à faire des réglages sur les machines, à venir les secourir lorsqu’elles tombaient en panne. Il rigole en disant qu’il était le médecin des usines, il sauvait les vies de machines. Moi, j’étais comptable, j’ai sauvé les vies des entreprises en leur évitant la faillite. Comme quoi, tout le monde sauve des vies.



jeudi 16 avril 2020

Confinement: page 24

[...]

Nous avions toujours fait un seul sac pour les ordures ménagères. Tout allait dedans, le verre, le papier, les morceaux de viande. De toute façon, il y avait bien des gens qui triaient tout ça après.
– Ah non, tu sais où vont tous nos déchets ? Nous achetons des espaces aux pays pauvres, des lopins de terre dans leurs frontières, et ils les enterrent, nos millions de tonnes de déchets. Ils les enfouissent dans leur sol. Nous, on s’en fout, c’est pas notre terre qui est polluée, nous devons nous en débarrasser, alors c’est mieux chez les autres, et puis, eux, ils n’ont pas le choix, ils sont tellement pauvres, alors tu imagines bien que quelques billets font leur bonheur.
– Bah tu vois, le malheur des uns fait le bonheur des autres ! m’étais-je moquée.
– Mais, ce n’est pas déontologique ! Nous profitons de leur faiblesse.
– Dixit l’homme qui a profité du système
– J’étais aveugle, aujourd’hui, je vois.
– Allons donc, tu te mets à réciter la bible. Toi qui n’es ni croyant ni pratiquant. Bientôt, tu vas m’annoncer que tu vas te convertir au judaïsme ou je ne sais quelle autre religion.
– Le bouddhisme, avait-il poursuivi, le plus sérieusement du monde.
Je l’avais regardé en écarquillant les yeux.
– Tu me fais une blague ?
– Non, pourquoi ?
– Mais, voyons, quel intérêt ?! m’étais-je écrié.
– Croire en quelque chose. J’ai cru en mon travail pendant des années, au cours de la bourse, au CAC40, aux investisseurs, aux gains. Avec du recul, j’avais des œillères, il n’y a jamais eu personne pour m’ouvrir les yeux. Je n’étais pas prêt, non plus, j’étais trop centré sur moi, ma carrière, il faut dans ce cas un électrochoc.
– La retraite ?
– Oui, la retraite. Je ne t’en ai jamais parlé, parce que ça m’a affecté, au début. J’aurais pu continuer, j’aurais pu me battre. On m’a mis dehors en douceur, parce que j’étais trop vieux, pas assez compétitif pour certains. On m’a gentiment dit qu’il était temps de prendre cette fameuse retraite, d’avoir du temps pour moi, que j’avais bien œuvré, et que des jeunes aux dents longues allaient parachever mon bel ouvrage. Pendant que tu dormais, je n’arrivais pas à fermer l’œil, j’ai passé des nuits blanches, alors que toi, tu ronflais tranquillement.
– Moi, je ronfle ? m’étais-je étranglée.
– Effectivement, tu ronfles. C’est pas grave, tu sais. Il n’y a pas que les hommes qui font des bruits bizarres avec leur corps. Mais on s’en fiche, avait-il poursuivi, je n’ai pas voulu t’en parler parce que tu te levais tôt le matin, que ta retraite n’était pas pour tout de suite, et que je ne voulais pas d’embêter avec ça. Je crois que c’était à moi d’y réfléchir, de trouver les réponses à mes questions, seul. J’avais besoin de cette introspection, de savoir qui j’étais. Je n’avais été qu’un mensonge, je vivais dans l’illusion. Si je me suis autant investi dans mon travail, dans cette société, c’est que je croyais qu’il y avait une part de moi-même là-dedans, qu’avec elle, j’étais en quelque sorte éternel. Une partie de moi. Un peu comme un enfant, à qui on donne naissance, qu’on aide à grandir, à qui on donne des forces, de l’énergie pour survivre. Et qui, un jour, vol de ses propres ailes. Oui, ce travail à qui nous donnons tant, mais qui, à la différence d’un enfant, n’a plus besoin de nous pour continuer son chemin.
Il continuait à parler, et plus il parlait, moins je l’écoutais, je ne reconnaissais plus cet homme. Il était en pleine crise existentielle, il me parlait de profits inutiles, d’argent malsain, de gloire inopportune. Nous avions eu la chance de polluer comme bon nous semblait, nous deux, et tous les gens riches comme nous. La chance de vivre dans un pays qui possédait le nucléaire, de tester des bombes atomiques, de construire des châteaux et des piscines, des immeubles qui tutoient le ciel. D’aller sur la lune, de faire de l’Espace un lieu de vie commun.
– Mais tout ça est illusoire, avait-il conclu. A quoi elle sert, notre richesse ? Nos entreprises polluantes ? Nos délocalisations massives ? On ne sait plus vivre les uns avec les autres. Regarde-nous, même toi et moi, nous nous sommes levés chaque matin, pressés de prendre notre petit-déjeuner sans ouvrir la bouche, parce que nous étions tous deux absorbés par nos tâches de la journée. Revenant tard le soir–enfin, surtout moi– préférant un moment calme devant la télé plutôt que d’avoir du temps avec toi, ou même avec les enfants lorsqu’ils étaient à la maison. J’ai passé quarante à vivre sans comprendre pourquoi je vivais.




mercredi 15 avril 2020

Confinement: page 23

[...]

Mon mari me disait que plus les années passaient, moins il me voyait sourire. Sourire à quoi ? lui avais-je rétorqué. De voir chaque jour une ride nouvelle apparaître dans la glace, de voir mon corps grincer davantage chaque matin, de constater qu’une fois les enfants partis, il avait fallu nous familiariser avec le silence, le vide, l’absence. Et puis, le supporter matin, midi, soir. Découvrir la folie d’un homme qui avait décider de donner un sens nouveau à son quotidien, comme ça, du jour au lendemain ?
– Nous pouvons le faire à deux, m’avait-il dit. Ce sera d’autant plus drôle. Un deuxième départ, un troisième plutôt, parce que le deuxième a été la naissances des enfants, ah non, un quatrième, le troisième, c’est quand ils ont quitté la maison…
Voilà, il était parti dans un soliloque sans queue ni tête, quand ça le prenait, il était incontrôlable, plus rien ne pouvait l’arrêter, il était pris d’une folie douce, il se prenait pour un autre. Il avait fait des bacs de tri dans la maison. Le papier, les conserves, le verre, le composte.
– Mais, nous n’avons même pas de composte ! m’étais-je exclamée.
– C’est le moment de commencer.
– Tu es fou ! Nous vivons dans un appartement.
– Nous avons une terrasse, je peux y installer un bac. Mon ami en vend à la quincaillerie.
– Allons bon, voilà que le gars de la quincaillerie est ton ami désormais ?! Et non, c’est hors de question, je ne veux pas de pourriture sur le balcon.
– Tant pis, j’achèterai un pot à composte, ça ne sent rien, c’est esthétique, et puis j’irai le vider chaque jour au jardin.
Je m’étais étranglée.
– Au jardin ?!
– Oui, j’ai fait une demande à la commune, elle a été acceptée. Tu sais que désormais, nous pouvons préempter certains espaces verts en bord de voirie pour y faire des potager ? Il paraît que ça se fait beaucoup dans les pays de l’est, en Bulgarie, en Serbie. C’est Thierry qui me l’a raconté.
– Thierry ?
– Oui, le quincaillier.
– La semaine dernière, tu le connaissais à peine, le voilà désormais ton ami, tu l’appelles Thierry… Tu ne vas pas bien, je ne te reconnais plus.
– Tu ne vas pas me reprocher que moi, enfin, je me reconnais dans le miroir.
J’avais balayé l’air d’un geste de main. C’est bon, c’est bon, vas-y, continue ton histoire de jardin.
– J’irai donc le vider dans le jardin. C’est important de faire le tri. Nous pouvons recycler la plupart de ce que nous avons. Tu sais que les bouteilles en plastique servent à faire des vestes polaires ?
Plus il parlait, plus j’étais exaspérée par son délire nouveau. Il me disait que les plus belles années étaient derrière nous. Enfin, parole d’experts climatiques, de chercheurs médicaux, de grands penseurs des temps modernes. Nous avions atteint une sorte de point critique, celui où les générations futures seraient en moins bonne santé que leurs ancêtres. Que c’était même pire encore, un point de non retour, qu’il était trop tard pour faire marche arrière, et que nos actions présentes ne pourraient rétablir l’ordre, la Terre avait fait ses mises en garde, désormais, elle enclenchait la vitesse supérieure. Tornades, ouragans, maladies.
– Alors raison de plus pour ne rien faire. Tu vois, tu es ridicule.
– Non, justement non ! s’était-il exclamé. Nous pouvons ralentir tout ça. C’est notre devoir envers elle. Le changement, c’est pour maintenant !
Il était content. Il avait fait une rime, et il était content. Son sourire fendait son visage hilare et fier d’abruti fini. J’avais espéré qu’enfin, il en aurait fini avec ses homélies, mais non, il me les ressortait à chaque repas, à chaque fois que j’agissais à l’encontre de ses recommandations.
– Il est essentiel d’avoir une prise de conscience, de changer radicalement nos comportements, c’est une question de courage et de conviction.
– Ça tombe bien, je ne suis pas courageuse, et encore moins convaincue.
– Tu pourrais faire un effort, ne serait-ce que pour le tri.



mardi 14 avril 2020

Confinement: page 22

[...]

C’est fou comme on découvre les gens, après coup. C’est un chouette type, m’avait-il avoué un soir après avoir refait le monde avec lui.
Il était rentré dans l’appartement en faisant un vacarme du diable, il avait bu des bières. L’alcool rapproche surtout les abrutis, et à eux deux, ils faisaient la paire. Mon mari a décidé ensuite d’aller lui donner des coups de main, mise en rayon, déchargement des marchandises, livraisons chez le client. Bénévolement.
Je dis encore mon mari, parce que nous ne sommes toujours pas divorcés. Il ne me l’a pas demandé, encore l’une de ses frasques incompréhensibles. Moi, ça m’a bien arrangée, l’appartement est à moi, j’ai gardé la voiture, le tout avec un joli compte en banque.
Pour en revenir au quincaillier, j’allais lui acheter des géraniums, chaque printemps. J’attendais que la saison soit bien installée, que tous les clients aient acheté les leurs, et lorsque je voyais que les plantes ne s’écoulaient plus, j’allais le voir en lui proposant d’acheter le reste et qu’il me fasse un rabais. Je n’allais tout de même pas les lui acheter au prix fort. Il y a trois ans, à la mi-mai, voyant trois bacs restant devant la vitrine de son magasin, je lui ai demandé de faire un effort supplémentaire, les géraniums n’étaient pas franchement beaux.
Il m’a observée en souriant.
– Vous savez quoi, ma petite dame, pour vous, je ne vais pas faire un prix supplémentaire, je vais au contraire vous les proposer au prix que je fais à tous les clients qui viennent au magasin, parce que vous voyez, pas l’un d’entre eux ne me demande jamais une ristourne, ils viennent m’acheter mes produits parce qu’ils ne veulent pas faire fonctionner la grande distribution, ils préfèrent les commerces de proximité, ils veulent du contact, ils savent que je vais me plier en quatre pour eux si besoin, que j’irai leur livrer gratuitement leur machine à laver, et même la leur installer, parce que c’est un service que je leur dois, c’est du donnant-donnant. Ils viennent ici parce qu’ils ne veulent plus de ces immenses magasins sans vie, aux rayons foisonnants de produits importés d’Amérique, de Chine, d’Asie, de Russie, de partout sauf de France. Alors que moi, je fais tout pour utiliser notre savoir faire, et je ne veux plus de Made in machin truc, je veux du fabriqué en, avec le mot France qui va derrière, je veux que les gens comme moi, qui vivent ici, aient la chance de pouvoir travailler sans concurrence déloyale, je veux que mes clients soient heureux de franchir le seuil de cette porte, qu’on puisse taper la causette, boire un café, rire, et même se faire un bon gueuleton lorsque le temps est pourri et que la clochette d’entrée de tinte pas beaucoup.
– Je comprends pourquoi mon mari aimait bien venir ici. Vous êtes aussi fou que lui. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas vous qui lui avez mis toutes ces idées en tête.
– Madame, a-t-il poursuivi sans perdre son sourire ni sa bonne humeur apparente, je pourrais moi-même dire que je comprends pourquoi votre mari vous a quittée, ou être insultant en avouant que je comprends pourquoi il aimait passer plus de temps ici que dans son appartement, mais je vais en rester là. Je vais vous dire une chose, à la fin de chaque mois, lorsque je fais le bilan, je m’en tire avec un peu plus qu’un SMIC. Je ne vais pas me plaindre, j’ai la vie que j’ai choisie de mener, personne ne m’a obligé à faire ce métier, je le fais parce que je l’aime, j’aime la proximité, le contact avec les gens, les discussions, irréelles parfois, passionnées, passionnantes. Je suis heureux, j’aime rendre service, mais je déteste l’hypocrisie, et je déteste encore plus les personnes qui ont beaucoup et qui ne donnent rien. Si vous souhaitez divers produits, je serais toujours là pour vous servir tout en étant le plus aimable et le plus serviable possible, sinon, je souhaite à votre argent de bien dormir dans votre porte-monnaie.
Il s’était ensuite courbé pour me saluer et était retourné à ses affaires. Je ne suis plus jamais passée devant son magasin, préférant, si je dois marcher dans la rue, le trottoir d’en face pour être sûre de ne pas avoir à le saluer. Il ne manquerait plus que ça.
Je ne veux pas voir son sourire permanent, ce sourire qui lui donne un air idiot. Sourire sans raison n’a aucun sens, seuls les imbéciles le font.



dimanche 12 avril 2020

Confinement: page 21

[...]

– La décision doit être pour quand ?
– La semaine prochaine. C'est notre plus gros dossier, si nous l'obtenons, si le client signe avec nous, il y aura une grosse prime en fin d'année. Pour moi, une augmentation garantie.
– Je te fais confiance.
Elle disposa soigneusement les assiettes sur la table.
– Tu sais que j'ai été alpaguée par l'une des employées, à la crèche ?
– Au sujet de quoi ?
– Jules aurait tapé l'un de ses camarades.
Elle insista bien sur le conditionnel. Elle connaissait son enfant, de même que les enfants, de manière générale. Elle savait qu’il n’y avait pas d’acte gratuit. Qu’il avait certainement été contraint de le faire. Bertrand ne trouva rien à répliquer.
– Tu m’entends ? lui fit-elle.
– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Nous n’étions pas là. Tu sais, les petits, avec la fatigue, ils font des gestes déplacés. Mordre, taper, crier.
– Pas notre fils, répliqua-t-elle avec assurance. Crier, peut-être, taper, non. Il n’a jamais tapé, ce serait surprenant qu’il s’y mette comme ça, du jour au lendemain.
– Il est fils unique, il ne vit qu’avec nous. En dehors…
– C’est bon, laisse tomber, fit-elle en levant la main. Je vais régler ça avec lui ce soir.
Ils mangèrent la pizza devant un dessin animé. La Reine des neiges. En ce moment, il tournait en boucle, Jules était fan.
Ensuite, brossage de dents, et câlin. C’était elle qui s’occupait de le mettre au lit, Bertrand s’était proposé au début, les premiers mois dans sa chambre, mais elle avait insisté pour que ce soit elle, Jules avait besoin de sa maman, c’était indéniable.
Lorsqu’elle le borda, elle évoqua le conflit de la garderie.
– Tu sais mon chéri, la dame de la garderie m’a dit que tu avais tapé un copain. C’est vrai ?
Il ne répondit pas.
– Tu peux tout mon dire, mon petit prince. Tu sais que maman ne se met jamais en colère. Maman t’aime très fort. Elle veut juste te dire que ce n’est pas bien de taper.
– Câlin, fit-il pour toute réponse. Câlin, maman.
Elle le serra fort dans ses bras. Se passa en boucle les conseils lus dans les magazines qu’elle lisait sans cesse. Prendre du recul pour être capable de clarifier les sources de conflits, ressentir les émotions désagréables pour mieux les bannir. Savoir percevoir ses propres inquiétudes, comprendre s’il s’agit de ressentiment, d’angoisse.
Elle savait qu’elle avait une grande responsabilité en tant que mère, elle avait tellement peur de ne pas faire les choses comme il le fallait, d’être un mauvais parent. Plus encore, que son Jules ne l’aime pas. Lorsqu’elle le déposait à l’école, Jules pleurait la plupart du temps. Alors son estomac se nouait, c’est comme si elle l’abandonnait définitivement, elle culpabilisait de lui faire vivre ce moment si difficile, bien que l’école soit nécessaire et obligatoire. Mais il était si petit. Avec nounou Delphine, c’était plus simple, tous deux se connaissaient parfaitement.
Elle commençait aussi à avoir un peu peur, avec cette mauvaise histoire venue de Chine. Il faudrait qu'elle fasse davantage attention avec son ange. Jamais elle n'oubliait de lui laver les mains lorsqu'il arrivait à l'appartement. Les sols étaient parfaitement nettoyés, récurés, javellisés, aseptisés, pas une bactérie ne devait traîner à l'intérieur.
Mais le danger venait toujours de l'extérieur.

*

Je suis passée devant le quincaillier, au bout de la rue. Je ne lui adresse plus la parole. Cet homme, en plus d’être mal poli, est un idiot. J’allais lui acheter des broutilles, auparavant. Pour me dépanner. Ses tarifs étaient bien trop élevés pour que j’y aille régulièrement. Mon mari l’aimait bien. Il aurait appris à le connaître au moment de la retraite.