[...]
Il
posa la tarte sur la table, prit un couteau et deux assiettes dans le
vaisselier.
–
Je t’en prie, fit-elle ironiquement, fait comme chez toi.
–
Ah non, chez moi, je me serais demandé la permission.
Elle
souffla.
–
Oui, je sais lui rétorqua-t-il en souriant : Ah, ces jeunes…
Il
découpa deux parts identiques, les posa délicatement sur
l’assiette. Il sortit une petite bouteille de l’intérieur de sa
veste et arrosa les parts de crème chantilly.
–
Votre pécher mignon, fit-il avec un clin d’œil. A la vôtre !
s’exclama-t-il.
Elle
approcha sa cuillère et appuya sur la pâte tendre pour découper un
bout. Il l’observa.
–
Oh, vous, j’ai l’impression que vous en avez plein la tête…
Elle
porta la cuillère à sa bouche, ferma les yeux pour savourer.
–
Pas mal, finit-elle par dire. Enfin, surtout les pommes…
–
Parce qu’elles sont de votre jardin ?
Elle
sourit, d’un air entendu.
–
Tu sais, l’hiver n’est pas long, pour moi, mentit-elle. Je suis
comme les animaux dont tu parles, j’hiberne et je ne vois pas le
temps passer. Je me réveille quand les bourgeons sortent. Et puis,
j’ai plein de choses à faire…
–
Faire des mots croisés, lire et relire le journal, faire encore des
mots croisés. Oui, je sais.
Silence.
Il la laissa un instant dans son mensonge.
–
Vous ne croyez pas qu’il serait temps de quitter cette grande
maison, lui dit-il doucement. Vous êtes trop seule ici, trop loin de
tout. Vous pourriez trouver un endroit plus vivant, plus proche des
gens.
–
Je ne me vois pas dans une maison de retraite.
–
Je ne parle pas forcément de maison de retraite. Vous êtes
autonome, vous avez toute votre tête, il y a des résidences
adaptées aux personnes comme vous. Vous auriez tout à proximité,
vous pourriez même sortir comme bon vous semble, vous faire une
sortie cinéma si l’envie vous prend...
Ils
avaient déjà eu cette discussion un bon nombre de fois, il
connaissait son point de vue, mais il n’en démordait pas.
–
…ou un MacDo ! s’exclama-t-il.
–
Ah oui, tu sais trouver les mots, effectivement…
Il
lui sourit. Elle l’aimait bien, quand même, ce garçon. Soixante
ans les séparaient, un gouffre. Même si l’âge n’avait aucun
impact sur son esprit, même si au fond, elle se sentait encore l’âme
d’une enfant, elle voyait bien que les jeunes générations
fuyaient leurs aînées, parce qu’elles n’imaginaient pas qu’une
personne âgée puisse partager les mêmes idées, rire des mêmes
plaisanteries, débattre sur la vie. Les vieux étaient forcément
séniles, ils n’étaient pas en capacité de comprendre les maux ni
les vertus du monde moderne.
Il
suffisait de constater la manière dont on lui parlait, lorsqu’elle
allait au magasin. Dont beaucoup de jeunes cherchaient à écourter
les conversations, lorsqu’elle faisait des tentatives pour
échanger. C’était physique, elle était vieille. Eux, jeunes.
Ludo
était l’exception qui confirmait la règle. Rencontré un matin
alors qu’elle binait la terre pour en faire sortir les pommes de
terre, il y a trois ans. Il venait d’emménager dans les nouveaux
immeubles, au centre du village. Tout juste diplômé en plomberie,
un bac pro qui lui avait permis de s’installer à son compte. Un
jeune qui avait la tête sur les épaules et n'avait pas peur du
travail.
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