[...]
Elle
prit une grosse couverture et s’installa dehors, pour regarder le
lever de soleil au-dessus de la montagne. Pour se préparer à en
voir d’autres, avec la petite. C’était leur plaisir à toutes
les deux. S’installer confortablement sur le canapé d’extérieur,
prendre un thé en regardant l’astre poindre, tirant derrière lui
un nouveau jour, puis revenir au couchant et le voir disparaître,
parfois dans un tourbillon de couleurs dorées, jouant avec la brume
et les nuages disséminés. Le ciel flambait alors, il n’y avait
pas de mot pour le décrire, pas de photo pour l’immortaliser, il
fallait être là, le graver dans les prunelles, et espérer que le
lendemain offrirait le même spectacle.
Avec
la petite, les journées n’étaient jamais longues. Il arrivait
qu’elles passent des heures sans se parler, à observer la nature,
à regarder les légumes germer, les insectes voler, les abeilles
butiner les fleurs des arbres fruitiers qu'Henriette avait tout
autour.
Ils
avaient eu des ruches, avec Maurice. C’était elle qui en avait eu
l’idée, pour aller encore plus loin dans cette volonté de toute
produire eux-mêmes. Les belles années, la récolte dépassait les
vingt kilos. Ils avaient mis une plaque en verre sur le dessus de la
ruche, afin de pouvoir les observer travailler. C’était féerique,
de les voir s’agiter dans cette grande boîte, se bousculer,
échanger des messages qu’elles seules comprenaient. Les abeilles
avaient une vie sociale bien établie avec la reine, les ouvrières,
et les faux bourdons. Les ouvrières avaient un rôle précis et
aucune n’empiétait sur la fonction de l’autre.
Lorsqu’elle
récoltait le miel, il arrivait qu’une gardienne s’attaque à
elle, l'abeille ne lâchait pas sa cible, même plusieurs jours
après. Henriette était obligée de l’écraser, l’abeille
l’aurait de toute façon piquée et serait morte en essayant de
retirer le dard de la peau de sa victime. Elles étaient têtues,
comme les humains ! Elle se souvenait être restée une matinée
complète à regarder ce fourmillement dans cette couleur or, mais à
la mort de Maurice, il y a cinq ans, elle avant abandonné
l’apiculture. Elle ne pouvait plus les déplacer, son dos le lui
avait fait comprendre, l’ostéopathe aussi, lorsqu’il était venu
la manipuler pour la débloquer. Elle avait senti un craquement
lorsqu’elle avait retiré le rayon. Elle s’était traînée
jusqu’au téléphone, elle avait appelé le boucher, qui
connaissait tout le monde dans la commune, et lui avait demandé de
l’aide. Avant la fin de la journée, un jeune ostéopathe sonnait à
sa porte. Elle n’avait même pas pu aller lui ouvrir, elle lui
avait crié d’entrer et il l’avait remise sur pied. Elle lui
avait fait un chèque, donné des œufs, des conserves. Le jeune
homme avait été gêné, mais Henriette avait insisté, quand elle avait une idée en tête, inutile de lui résister.
–
J’ai envie de vous dire que je reviendrai souvent, avait-il fait
alors en rigolant, mais j’espère que non, je préfère autant vous
savoir en bonne santé. Par contre, pour les ruches, vous savez ce
que j’en pense…
Oui,
elle avait compris. Ne plus porter de choses aussi lourdes. Il
fallait qu’elle s’autorise à vieillir. Petit à petit, elle
devait abandonner ses passions, son corps ne supportait plus ce que
sa tête voulait lui imposer, il craquait, chaque jour davantage.
C’était ça, vieillir, comprendre que le corps ne veut plus, que
les muscles s’atrophient, que les os se fragilisent, qu’il faut
se faire une raison, même si au fond, elle ne l’acceptait pas.
Vieillir, mourir, si, mais pas dans ces conditions, pas en perdant
tout, son mari d’abord, et se faire abandonner par son propre
corps. Si l’esprit partait en même temps, soit, mais ce n’était
pas le cas, sa tête fonctionnait trop bien, c’était ça, le plus
dur.
Elle
espéra disparaître avant ses abeilles. Il y avait encore un essaim
dans la ruche, elle n’y touchait pas, allait néanmoins l’observer
durant l’hiver. Les apiculteurs se plaignaient du manque de
production, la faute aux pesticides, au manque de terres fertiles. La
faute, comme pour tout le reste, à l’évolution.
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