Mon
mari me disait que plus les années passaient, moins il me voyait
sourire. Sourire à quoi ? lui avais-je rétorqué. De voir
chaque jour une ride nouvelle apparaître dans la glace, de voir mon
corps grincer davantage chaque matin, de constater qu’une fois les
enfants partis, il avait fallu nous familiariser avec le silence, le
vide, l’absence. Et puis, le supporter matin, midi, soir. Découvrir
la folie d’un homme qui avait décider de donner un sens nouveau à
son quotidien, comme ça, du jour au lendemain ?
–
Nous pouvons le faire à deux, m’avait-il dit. Ce sera d’autant
plus drôle. Un deuxième départ, un troisième plutôt, parce que
le deuxième a été la naissances des enfants, ah non, un quatrième,
le troisième, c’est quand ils ont quitté la maison…
Voilà,
il était parti dans un soliloque sans queue ni tête, quand ça le
prenait, il était incontrôlable, plus rien ne pouvait l’arrêter,
il était pris d’une folie douce, il se prenait pour un autre. Il
avait fait des bacs de tri dans la maison. Le papier, les conserves,
le verre, le composte.
–
Mais, nous n’avons même pas de composte ! m’étais-je
exclamée.
–
C’est le moment de commencer.
–
Tu es fou ! Nous vivons dans un appartement.
–
Nous avons une terrasse, je peux y installer un bac. Mon ami en vend
à la quincaillerie.
–
Allons bon, voilà que le gars de la quincaillerie est ton ami
désormais ?! Et non, c’est hors de question, je ne veux pas
de pourriture sur le balcon.
–
Tant pis, j’achèterai un pot à composte, ça ne sent rien, c’est
esthétique, et puis j’irai le vider chaque jour au jardin.
Je
m’étais étranglée.
–
Au jardin ?!
–
Oui, j’ai fait une demande à la commune, elle a été acceptée.
Tu sais que désormais, nous pouvons préempter certains espaces
verts en bord de voirie pour y faire des potager ? Il paraît
que ça se fait beaucoup dans les pays de l’est, en Bulgarie, en
Serbie. C’est Thierry qui me l’a raconté.
–
Thierry ?
–
Oui, le quincaillier.
–
La semaine dernière, tu le connaissais à peine, le voilà désormais
ton ami, tu l’appelles Thierry… Tu ne vas pas bien, je ne te
reconnais plus.
–
Tu ne vas pas me reprocher que moi, enfin, je me reconnais dans le
miroir.
J’avais
balayé l’air d’un geste de main. C’est bon, c’est bon,
vas-y, continue ton histoire de jardin.
–
J’irai donc le vider dans le jardin. C’est important de faire le
tri. Nous pouvons recycler la plupart de ce que nous avons. Tu sais
que les bouteilles en plastique servent à faire des vestes
polaires ?
Plus
il parlait, plus j’étais exaspérée par son délire nouveau. Il
me disait que les plus belles années étaient derrière nous. Enfin,
parole d’experts climatiques, de chercheurs médicaux, de grands
penseurs des temps modernes. Nous avions atteint une sorte de point
critique, celui où les générations futures seraient en moins bonne
santé que leurs ancêtres. Que c’était même pire encore, un
point de non retour, qu’il était trop tard pour faire marche
arrière, et que nos actions présentes ne pourraient rétablir
l’ordre, la Terre avait fait ses mises en garde, désormais, elle
enclenchait la vitesse supérieure. Tornades, ouragans, maladies.
–
Alors raison de plus pour ne rien faire. Tu vois, tu es ridicule.
–
Non, justement non ! s’était-il exclamé. Nous pouvons
ralentir tout ça. C’est notre devoir envers elle. Le changement,
c’est pour maintenant !
Il
était content. Il avait fait une rime, et il était content. Son
sourire fendait son visage hilare et fier d’abruti fini. J’avais
espéré qu’enfin, il en aurait fini avec ses homélies, mais non,
il me les ressortait à chaque repas, à chaque fois que j’agissais
à l’encontre de ses recommandations.
–
Il est essentiel d’avoir une prise de conscience, de changer
radicalement nos comportements, c’est une question de courage et de
conviction.
–
Ça tombe bien, je ne suis pas courageuse, et encore moins
convaincue.
–
Tu pourrais faire un effort, ne serait-ce que pour le tri.
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