Elle
n’aurait plus son jardin, ses fleurs, ses oiseaux. Ses légumes
pour occuper son temps, et abîmer son dos.
–
Vous savez, ces résidences dont je vous parle ne sont pas
obligatoirement nichées au milieu de grands immeubles dans des
centres ville bondés. Je sais qu’il en existe dans des villages.
Pas des villages comme ici, je vous l’accorde. Mais il faut y
pensez sérieusement Henriette.
–
Et je serai définitivement seule.
–
Non, parce qu’il y aura des personnes seules comme vous, qui ont
toute leur tête, qui sont autonomes, qui sont là-bas parce que les
grandes maisons comme les vôtres sont trop grandes, difficiles à
entretenir, que les murs sont froids, surtout l’hiver. Et qu’il
fait bon partager des rires, avoir des discussions avec d’autres
êtres humains, pour changer des matous feignants.
–
Et qu’est-ce qu’il deviendra le matou feignant ? Je ne peux
pas l’abandonner !
–
Non, il sera toujours feignant, et je suis sûr que vous pourrez lui
trouver un placard poussiéreux, il ne verra pas la différence. Ce
n’est pas l’absence de souris qui va lui changer la vie, vu sa
capacité à courir après les petits rongeurs. Qui sait, en fait, il
trouve cette maison trop grande, il n'ose plus sortir, bouger, c'est
un chat agoraphobe.
–
Quand tu as une idée en tête, tu ne lâches rien, toi, hein ?
–
Un peu comme vous. C’est pour cette raison que nous nous entendons
si bien.
*
Je
ne sais pas si tu aimes les lettres, si tu aimes lire. Si tu aimes
les livres comme je les aime. L'odeur des pages, surtout lorsqu'elles
ont vieilli, qu'elles ont été usées par les doigts, jaunies par le
temps. Je les préfère lorsqu'ils ont en grand format, tirés
spécialement pour les librairies. La couverture est épaisses, les
feuilles sont bouffantes, j'aime les sentir défiler entre mes
doigts, en corner le haut lorsque j'arrête la lecture pour la
repousser à plus tard, parce que la nuit reprend ses droits et
m'oblige à fermer les yeux.
Je
ne conserve que ceux qui m'ont profondément émue, je les ressors
alors régulièrement, j'en lis plusieurs pages puis les repose,
simplement pour me remémorer leur histoire, surtout la manière
d'écrire. Certains sont uniques, leur prose épurée confine à la
poésie. Alors je ne lis pas l'histoire, mais les mots. Les livres
font partie de moi, la lecture m'est nécessaire, sans elle, je me
sentirais un peu perdue. Ils me font grandir, rêver, ils répondent
à beaucoup de mes interrogations, ils ne m'imposent pas leur point
de vue, ils me laissent le choix en me suggérant. Il le font en
silence, avec douceur.
Une
fois pas semaine, je vais à la librairie.
Je
l’ai découverte l’année de mes dix ans. Nous marchions en
famille, c’était l’une de ces belles journées d’été. Je me
souviens la caresse du vent sur ma peau, la profondeur du ciel, d’un
bleu immaculé, sans la moindre traînée nébuleuse, laissée par un
avion égaré dans l’horizon. Je garde en mémoire le contraste des
couleurs, le feuillage verdoyant, foisonnant des marronniers. La
découpe de chaque feuille dans l’azur, dont le contour m’avait
paru si net, si détaillé. Je m’étais arrêtée, levant la tête
en l’air, à l’air, fermant parfois mes paupières longuement en
humant les parfums des arbres, les rouvrant avec une sensation de
vertige, tant je me sentais petite au milieu de ces géants aux
ramures parfumées, minuscule sous l’astre incommensurable, grain
de poussière dans une galaxie qui comporte mille milliards de
soleils comme le nôtre, invisible dans ces mille milliards de
galaxies qui forment le cosmos, dans ce tout intersidéral. J’ai
encore ce trouble gravé dans la peau, l’étourdissement de ce
moment.
Les
yeux rivés au ciel, j’avais compris que même si j’existais, je
n’étais rien, absolument rien, et pourtant, j’étais là,
vivante, débarquée sur cette planète, née de parents qui avaient
voulu fonder une famille et donner à leurs enfants la meilleure vie
possible.
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