Nous
avions toujours fait un seul sac pour les ordures ménagères. Tout
allait dedans, le verre, le papier, les morceaux de viande. De toute
façon, il y avait bien des gens qui triaient tout ça après.
–
Ah non, tu sais où vont tous nos déchets ? Nous achetons des
espaces aux pays pauvres, des lopins de terre dans leurs
frontières, et ils les enterrent, nos millions de tonnes de déchets.
Ils les enfouissent dans leur sol. Nous, on s’en fout, c’est pas
notre terre qui est polluée, nous devons nous en débarrasser, alors
c’est mieux chez les autres, et puis, eux, ils n’ont pas le
choix, ils sont tellement pauvres, alors tu imagines bien que
quelques billets font leur bonheur.
–
Bah tu vois, le malheur des uns fait le bonheur des autres !
m’étais-je moquée.
–
Mais, ce n’est pas déontologique ! Nous profitons de leur
faiblesse.
–
Dixit l’homme qui a profité du système
–
J’étais aveugle, aujourd’hui, je vois.
–
Allons donc, tu te mets à réciter la bible. Toi qui n’es ni
croyant ni pratiquant. Bientôt, tu vas m’annoncer que tu vas te
convertir au judaïsme ou je ne sais quelle autre religion.
–
Le bouddhisme, avait-il poursuivi, le plus sérieusement du monde.
Je
l’avais regardé en écarquillant les yeux.
–
Tu me fais une blague ?
–
Non, pourquoi ?
–
Mais, voyons, quel intérêt ?! m’étais-je écrié.
–
Croire en quelque chose. J’ai cru en mon travail pendant des
années, au cours de la bourse, au CAC40, aux investisseurs, aux
gains. Avec du recul, j’avais des œillères, il n’y a jamais eu
personne pour m’ouvrir les yeux. Je n’étais pas prêt, non plus,
j’étais trop centré sur moi, ma carrière, il faut dans ce cas un
électrochoc.
–
La retraite ?
–
Oui, la retraite. Je ne t’en ai jamais parlé, parce que ça m’a
affecté, au début. J’aurais pu continuer, j’aurais pu me
battre. On m’a mis dehors en douceur, parce que j’étais trop
vieux, pas assez compétitif pour certains. On m’a gentiment dit
qu’il était temps de prendre cette fameuse retraite, d’avoir du
temps pour moi, que j’avais bien œuvré, et que des jeunes aux
dents longues allaient parachever mon bel ouvrage. Pendant que tu
dormais, je n’arrivais pas à fermer l’œil, j’ai passé des
nuits blanches, alors que toi, tu ronflais tranquillement.
–
Moi, je ronfle ? m’étais-je étranglée.
–
Effectivement, tu ronfles. C’est pas grave, tu sais. Il n’y a pas
que les hommes qui font des bruits bizarres avec leur corps. Mais on
s’en fiche, avait-il poursuivi, je n’ai pas voulu t’en parler
parce que tu te levais tôt le matin, que ta retraite n’était pas
pour tout de suite, et que je ne voulais pas d’embêter avec ça.
Je crois que c’était à moi d’y réfléchir, de trouver les
réponses à mes questions, seul. J’avais besoin de cette
introspection, de savoir qui j’étais. Je n’avais été qu’un
mensonge, je vivais dans l’illusion. Si je me suis autant investi
dans mon travail, dans cette société, c’est que je croyais qu’il
y avait une part de moi-même là-dedans, qu’avec elle, j’étais
en quelque sorte éternel. Une partie de moi. Un peu comme un enfant,
à qui on donne naissance, qu’on aide à grandir, à qui on donne
des forces, de l’énergie pour survivre. Et qui, un jour, vol de
ses propres ailes. Oui, ce travail à qui nous donnons tant, mais
qui, à la différence d’un enfant, n’a plus besoin de nous pour
continuer son chemin.
Il
continuait à parler, et plus il parlait, moins je l’écoutais, je
ne reconnaissais plus cet homme. Il était en pleine crise
existentielle, il me parlait de profits inutiles, d’argent malsain,
de gloire inopportune. Nous avions eu la chance de polluer comme bon
nous semblait, nous deux, et tous les gens riches comme nous. La
chance de vivre dans un pays qui possédait le nucléaire, de tester
des bombes atomiques, de construire des châteaux et des piscines,
des immeubles qui tutoient le ciel. D’aller sur la lune, de faire
de l’Espace un lieu de vie commun.
–
Mais tout ça est illusoire, avait-il conclu. A quoi elle sert, notre
richesse ? Nos entreprises polluantes ? Nos délocalisations
massives ? On ne sait plus vivre les uns avec les autres.
Regarde-nous, même toi et moi, nous nous sommes levés chaque matin,
pressés de prendre notre petit-déjeuner sans ouvrir la bouche,
parce que nous étions tous deux absorbés par nos tâches de la
journée. Revenant tard le soir–enfin, surtout moi– préférant
un moment calme devant la télé plutôt que d’avoir du temps avec
toi, ou même avec les enfants lorsqu’ils étaient à la maison.
J’ai passé quarante à vivre sans comprendre pourquoi je vivais.
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