Je crois que c'est mieux comme ça, je ne le supportais plus, avec
toutes ces nouvelles idées. C'est à soixante ans qu'il a décidé
de changer, il n'est jamais trop tard, disait-il, le monde évolue et
il est important d'évoluer avec. La retraite l'a bouleversé, il
n'était plus pareil. Au début, il tournait dans tous les sens,
trouvant l'appartement trop petit, cet appartement dans lequel nous
avions pourtant vécu à quatre. Et voilà qu'à deux, les murs
étaient devenu soudain trop étroits, l'air circulait mal, le
chauffage chauffait trop. Il a cherché de nouveaux challenges, et
l'environnement devint soudainement un sujet de préoccupation. A
d'autres, m'étais-je moqué. Pas venant de toi, l'homme qui pendant
les soixante premières années de sa vie s'est acheté des voitures,
est parti en voyages, a pris les avions pour aller faire des
séminaires dans tous les coins de la planète. Est allé manger
presque tous les midis au restaurant, consommant, sans se soucier de
son prochain, du tiers monde ou de je ne sais quoi. Une révélation,
m'avait-il fait. Je lui avais répondu que je préférerais encore
une bonne dépression. Notre couple a tenu un an. Un an de retraite
qui a mis fin à trente-cinq ans de mariage. Désormais, je sais que
notre couple a tenu si longtemps parce que nous n'étions jamais
ensemble, il était par monts et par vaux, travaillait beaucoup, moi
également, et nous n'étions que de passage dans cet appartement.
Vivre l'un sur l'autre trois-cent-soixante-cinq jours par an a changé
la donne. Je n'en suis pas plus malheureuse, les courses sont moins
compliquées à faire, je ne m'occupe que de moi, de moi seule, je
n'ai pas besoin de partager mon lit, je ne suis plus réveillée
parce qu'il ronfle, qu'il se tourne, qu'il se réveille plus tôt ou
se couche plus tard. La vie à deux, juste à deux, quand on est
retraité, c'est usant. Tous les sujets de discussion ont été
écumés, il n'y a plus d'enfant pour occuper le temps et l'esprit,
et on sait ce qu'on veut, ce qu'on ne veut plus. Surtout ce qu'on ne
veut plus. Notre certitude, c'est que nous ne voulions plus l'un de
l'autre. Quand on a annoncé ça aux enfants, ils ont été surpris
d'abord, nous disant de bien réfléchir, que ce n'était
probablement qu'un coup de tête, qu'il fallait s'habituer à notre
nouvelle vie. La retraite, ça change. Depuis notre séparation, je
les vois moins. Mon mari disait de moi que j'étais acariâtre,
qu'avant, j'étais quand même plus douce, plus conciliante, plus à
l'écoute. Que vieillir ne me réussissait pas. Les enfants ont tenu
le même discours. J'ai l'impression qu'ils se sont donné le mot, ça
m'insupporte, qu'ils se mêlent de leurs affaires. Je leur ai tout
donné, et voilà comment ils me remercient.
Je range la salade dans le frigo, dispose méticuleusement les
yaourts sur l'étage du haut. Je place les œufs dessous, la viande
au premier étage. Chaque aliment a sa place, c'est comme pour nous,
nous avons tous notre place dans la société, et c'est une
aberrations de penser que nous pouvons la changer tout en changeant
les choses. Nous nous mentons à nous même. J'ouvre un placard pour
y glisser une plaque de chocolat, je me dis que les gens sont
ingrats, qu'ils se mentent tous les uns les autres.
Je vais ensuite ouvrir la fenêtre, je trouve qu'il fait trop chaud
dans cet appartement. Je ne coupe pas les radiateurs, après, ils
sont trop longs à se remettre en route. Il y a une dizaine d'années,
le syndic voulait installer des vannes thermo-quelque-chose, pour
réguler la température intérieure des appartements. Je n'en voyais
pas l'utilité, l'hiver, il suffit d'ouvrir les fenêtres. Quand
Christian m'a dit, l'année de sa retraite, que ça n'aurait
finalement pas été une si mauvaise idée pour la planète, j'ai
éclaté de rire. C'était un peu tard pour y penser, à tout ça, et
puis nous n'étions pas sans argent, ça avait servi à quoi, de
bosser toute une vie si c'était pour garder l'argent de côté et ne
pas le dépenser comme on en avait envie ?
Ça y est, je sens la tension monter, je respire profondément pour
me calmer, je vais dans le salon, j'ouvre le buffet et je saisis la
bouteille de martini. Mon petit plaisir avant le repas de midi, bien
qu’il soit bientôt treize heures. Je regarde le liquide noirâtre
tomber dans le verre de cristal, je le remplis jusqu’à moitié et
le sirote devant la télé.
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