Le
travail de la terre lui avait un peu trop travaillé le dos, c'était
le moins qu'on puisse dire, ses os grinçaient à chaque déplacement,
et lorsqu'elle se tenait immobile, la douleur l'obligeait à se
bouger. Un paradoxe qui n'admettait aucune solution. Il aurait fallu
aller plus souvent chez le médecin, mais elle était de la vieille
école, le médecin, elle n'y allait que dans les cas d'ultime
nécessité. Deux fois en vingt ans, moins de dix durant toute sa
vie. Une chose est sûre, se disait-elle, on ne peut pas m'imputer le
trou de la Sécu. Elle se faisait des décoctions de grand-mère –
qu'elle était – mais la potion magique avait perdu de son
efficacité. Il fallait se rendre à l'évidence, elle périclitait,
il ne lui restait plus beaucoup de jours à vivre, mais elle était
encore là, toujours debout. Tant qu'il lui resterait un souffle de
vie...
Elle
se traîna jusqu'à la cuisine, sortit le pain de torchon, se mit
deux tranches au grille pain. Longtemps, elle s'était contenté du
minimum dans la maison, faisant absolument tout avec le grand poêle
à bois qui lui servait de chauffage général, mais aussi de table
de cuisson. Elle y faisait griller ses tartines, chauffer son eau.
Désormais, c'était grille pain et bouilloire. Pratique, la
bouilloire, en une minute l'eau était bouillante et le thé prêt.
Idem pour les tartines, grillée en deux-temps trois mouvements.
Tu
vieillis, ma petite, tu vieillis, tu deviens fainéante,
soupira-t-elle en sirotant son
thé devant la fenêtre, face au jardin nimbé d'une fine couche de
givre. Elle irait retirer les cardons, enlever les dernières courges
avant qu'elle ne soient définitivement perdues par le gel et
récupérer quelques salades dans la serre. Elle pesta contre le
soleil bas et les journées courtes d'hiver, une période qu'elle
n'aimait guère.
Une heure plus tard, bien emmitouflée dans une polaire, elle prit
ses gants, son bonnet et partit à l'assaut du potager. Elle fit une
pause rapide à midi, poursuivit son labeur jusqu'au jour déclinant
et rentra à dix-sept heures se réchauffer en face du poêle. Elle
touilla les cendres avec une tige métallique et remit du bois pour
nourrir le feu. Pour passer le temps, elle alluma la télé et fit
des mots croisés, bercée par le bruit de fond du téléviseur.
Elle se fit une soupe et mangea en écoutant distraitement les
informations du journal de 20 heures. Elle dressa l'oreille lorsque
le présentateur parla d'un nouveau virus, découvert dans un pays
lointain. Venant d'Afrique, d'Amérique du Sud, d'Asie, elle n'avait
pas été suffisamment attentive et déjà, le présentateur était
passé à un autre sujet.
Elle pensa au VIH, à la grippe, à l'hépatite C, à la fièvre
jaune, au H1N1 et tous ces autres virus qui pullulaient sur la
planète. Encore un, fit-elle en fermant les yeux, terrassée par la
fatigue de sa journée de travail. Et demain, il aura déjà disparu.
*
C'est
ma première lettre. J'avoue que je ne sais pas trop comment m'y
prendre. Il n'y a pas de manuel pour ce genre d'écrit, j'imagine
qu'il faut faire au ressenti, mais d'un autre côté, j'ai peur que
tout cela soit trop naïf. Peut-être suis-je trop jeune pour
l'écrire, mais y a-t-il une règle, un âge défini pour prendre un
papier, un crayon et t'écrire ce que je ressens ?
Jusqu'à
présent, j'avais un carnet, dans lequel je notais tout, ces fameux
carnets secrets qu'ont toutes les filles, rose bonbon avec un cadenas
minuscule, caché sous le lit, entre les lattes et le matelas. Sorti
chaque soir après le dîner, avant de s'endormir. Mon confident, mon
ami le plus intime, mais en le relisant, hier soir, je l'ai trouvé
désuet, niais surtout, j'avais presque honte d'en avoir écrit ces
pages. Ce doit être cela, mûrir, trouver certains gestes, certaines
actions dépassées, comme venant d'un autre temps. Tu dois me
trouver prétentieuse, je parle – enfin, j'écris – comme si
j'avais déjà tout vu, tout vécu, comme si j'étais vieille et que
j'avais fait les quatre cents coups. Mais c'est l'impression que ça
me fait, et je crois que j'ai besoin de recommencer quelque chose de
nouveau, plus abouti, plus fort, tout en étant aussi personnel.
J'avais huit ans lorsque j'ai écrit les premières pages de ce
carnet secret, et depuis quelques semaines, je n'arrivais plus à
l'ouvrir, je n'arrivais plus à me confier. Assez paradoxal, sachant
qu'il prenait tout sans me juger, il était juste là pour m'écouter,
alors que toi, ce sera différent, chaque mot que je vais écrire
sera lu, sera ensuite perçu selon tes idéaux de vie, tes
convictions, ton ressenti. Ce ne sera pas objectif, parce que tu n'es
pas moi, et que je ne suis pas toi. Tu finiras peut-être par me
détester, mais au moins, j'aurai joué franc jeu, parce qu'il n'y
aura pas de jeu dans cette séduction, et tu me liras comme je suis
réellement, sans artifice, avec mes qualités et mes défauts. Bien
sûr, j'ai peur. Peur de te perdre avant qu'il n'y ait eu un
commencement. Peur de ne pas agir comme il le faudrait, et surtout,
penser comme il le faudrait, ou juste penser différemment de toi.
Les gens sont si différents les uns des autres, et c'est curieux
car, dans cette différence, beaucoup réussissent à se trouver, à
s'aimer. C'est de cette différence que nous puisons notre force, il
me suffit de regarder papa et maman pour m'en convaincre. Bien sûr,
je parle pour aujourd'hui, si ça se trouve, dès demain toutes mes
certitudes s'effondreront, papa et maman m'avoueront qu'ils ne
s'aiment plus et mon monde s'écroulera. Les adultes savent agir
ainsi, cacher leurs peurs, biaiser, vivre dans le mensonge pour faire
bonne figure, ou alors simplement pour protéger ceux qu'ils aiment.
C'est une autre forme d'amour, éviter de faire du mal, et faire une
concession à la vie et aux ambitions de jeunesse, d'un monde parfait
et d'un amour éternel, enfin, tout ça, quoi !
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