[...]
Elle
paie le manque de sommeil ce matin, elle sent qu'elle n'a pas de
patience, et les deux tignasses blondes en profitent. Elles
ressentent ce genre de choses. Elles n'ont que six et huit ans, à
cet âge là, chaque brèche est exploitée.
Dans
une demi-heure, elle pourra souffler, en espérant que la journée à
l'école ne les ramènera pas dans un état plus délicat. La semaine
dernière, avec le vent et la pluie, c'était l'enfer. Bientôt les
vacances, Papa Noël va passer, elles auront leur dose de cadeaux, et
l'excitation retombera. Elle le sait, c'est quasiment chaque année
la même chose.
–
Les filles, je vais me préparer, alors on est sage, on finit le
petit-déjeuner et je veux que vous soyez prêtes quand je reviens.
Sérieusement,
tu y crois, à ce que tu dis ? marmonne-t-elle
en s'éclipsant dans la salle de
bain. Aussitôt le dos tourné, elle les entends déjà rire aux
éclats.
Elle ferme la porte. Surtout, rester calme. Sabrina, ma grande,
inspire, expire, détends-toi. Fais comme si tu n'avais rien entendu.
Pour couvrir leurs rires, elle allume la radio, s'installe sur le
rebord de la douche et bouquine quelques instants un magazine.
La radio grésille, huit heures, flash information. D'abord le local.
En vrac : les commerçants se préparent pour la fête de la
Saint-Maurice, une maison a brûlé dans le centre ville, mais aucune
victime à déplorer, fermeture de la rue principale pour cause de
travaux, réunion extraordinaire du conseil municipal. Sabrina
décroche, trop concentrée par son magazine. Les infos du Monde lui
parviennent comme une mélodie dont elle ne comprend aucune parole.
Grève aérienne prolongée, rencontre du président américain avec
son homologue russe, nouvelle découverte dans le système solaire,
et puis un virus fraîchement identifié par des chercheurs, dont on
ignore encore la virulence sur l'être humain...
*
Henriette
traîna sa vieille carcasse dans la salle de bain. Un rituel auquel
elle s'employait chaque matin, avec toujours un peu plus de
difficulté. La sortie du lit était laborieuse, il fallait tout
d'abord qu'elle se concentre sur chacun de ses muscles, qu'elle se
détende en même temps, un conflit imposé à son corps, qui lui
demandait énormément de concentration et d'énergie. En premier
lieu, relâcher son dos et ses épaules, ensuite se mettre en
tension, sur les coudes, pour relever son buste, continuer sa poussée
tout en déplaçant l'ensemble du corps de manière à placer les
jambes au bord du lit. Faire tomber les pieds, geste qui entraînait
tout le bas jusqu'aux genoux. Faire attention à ne pas entraîner la
partie haute, le bassin et le reste. S'asseoir ensuite dans la
douleur, et sentir cette douleur envahir tout le corps, du cou à la
pointe des orteils, en passant par les articulations, sans laisser
aucune d'entre elles au repos. L'arthrose, l'arthrite, les
rhumatismes, les douleurs articulaires, tant de noms pour une seule
cause : la vieillesse.
Henriette
était rattrapée par son squelette de quatre-vingt-cinq ans, c'était
assez dur à accepter, elle qui avait toujours été pleine
d'entrain. Sa motivation déclinait au fil des ans, même le potager
avait été réduit. Lorsqu'elle avait été à la retraite, elle
avait passé ses journées entières dans le jardin, de l'aube au
coucher du soleil. A bêcher la terre, la nourrir, enlever les
mauvaises herbes, faire les semis, arroser, arracher les mauvaises
herbes, arroser encore, arracher toujours, et puis récolter. Le
jardin était immense, magnifique. Bien trop grand pour elle seule,
alors Henriette donnait les majeure partie à son entourage, famille,
amis, connaissances, n'en gardant qu'une infime partie, suffisante
pour tenir jusqu'au printemps suivant. Elle avait acheté trois
congélateurs, elle faisait de nombreuses conserves. Ça lui
suffisait à vivre en quasi autarcie. Elle avait trois poules, des
lapins, deux chèvres. Un chat qui passait plus de temps à dormir en
haut d'un placard qu'à aller chasser les souris dehors. Et c'était
à peu près tout.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire