Et c'est bien entendu au trente-et-unième jour (nous venions de passer en mai) qu'il est réapparu. Curieux hasard, j'étais assise à la même table, une première depuis notre première. J'étais concentrée sur des histoires de flux externes, d'échanges commerciaux, de chiffres à donner le vertige. Je ne l'avais pas entendu s'approcher, il dut s'y reprendre à deux fois pour me faire lever la tête.
Cette place est libre ? m'avait-il demandé. Il m'avait prise de court, dans ma tête, tous ces scripts à la même issue avaient défilé en une fraction de seconde, juste le temps de lui répondre que non, avant de replonger la tête dans mes feuilles.
Il avait soulevé la chaise avec délicatesse, et j'avais de nouveau aimé cette courtoisie avec l'objet, je me suis dit que j'aimerais être à la place de la chaise, manipulée avec prévenance. J'ai eu du mal à me concentrer, pourtant je suis restée à mes cours, mais cette fois-ci, j'étais aux aguets, et lorsqu'il s'est levé, une heure plus tard, avec toujours autant d'attention, j'ai levé la main, j'ai soutenu son regard, puis, avec l'esquisse d'un sourire, je lui ai proposé de m'accompagner pour un café. Le soir, il m'accompagnait chez moi, le mois suivant, il s'y installait, et ce fut le début de notre histoire d'amour. Soldée par un mariage, une première naissance un an plus tard, oui, je n''avais traîné, lui non plus, un étonnement pour nous deux, encore jeunes, déjà parents alors que nous voulions prendre notre temps. Surtout pour moi. Je n'étais pas pressée d'être enceinte, je ne savais même pas si j'avais envie d'être mère. L'idée de voir mon corps se déformer me rebutait, je ne me sentais pas l'âme maternelle. Connaissant mes difficultés relationnelles avec mes parents, j'étais réticente. La grossesse fut une surprise, une sorte de miracle, si on peut le qualifier de la sorte.
Malgré la prise de la pilule, un spermatozoïde trouva l'ovule et neuf mois plus tard, j'accouchais, non pas d'un, mais de deux bébés. Nous n'avions pas fait les choses à moitié. Deux fois plus d'emmerdements pour commencer la vie de famille, nous ne pouvions rêver mieux.
Bientôt, les journaux s'emparèrent du nouveau virus pour en faire leur une, pour vendre leurs papiers, parce qu'il fallait du tape à l’œil, de la nouveauté, de l'insolite, de l'impensable. Il était dans toutes les bouches
C'était d'abord celui des homos, les premiers touchés, les premiers dénoncés. On ne parlait pas de précautions à prendre, c'était un problème de mœurs, et bien fait pour ceux qui profanaient la morale, qui trahissaient l'étique au profit de relations douteuses. Il fallait qu'ils paient leur déviance. La maladie eut rapidement un mot : le Sida.
Les petits sont devenus grands, ils sont partis de la maison, Michel les a suivis, et alors que le Sida a fait plus de trente millions de morts dans le monde, soixante quinze millions de contaminés, voilà que le nouveau virus bouscule son homologue et le fait tomber aux oubliettes.
Il est sur les trottoirs, les balustrades, les toboggans. Il traîne sur les tables, à la boulangerie, au supermarché, dans la rue. Je vois des gens qui n'osent plus s'approcher, les gants et les masques fleurissent sur les main et devant le visage.
*
– Ouaiiissss !
– Jeanne, ce n'est pas marrant, tu sais. Tu imagines ce que ça va être, deux semaines sans école ?
– Ouaiiissss !
Au tour de Louise de lever les bras. Les parents abandonnent l'idée de les raisonner tout de suite. Ils imaginent surtout ce que ça va être pour eux, deux semaines sans école. La décision les a pris de court, non pas qu'ils ne s'y attendaient pas, la Chine était engluée dans un confinement total depuis deux mois. L'Italie avait pris des mesures draconiennes avec l'arrêt des écoles, l'annulation des spectacles et événements sportifs en début de mois. Il aurait été étonnant que la France agisse différemment.
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