Il ne pouvait pas comprendre, lui avait-elle dit, ce n'est pas lui
qui portait l'enfant, le papa n'avait pas ces échanges de
l'intérieur, il ne sentait rien. Oui, il pouvait poser sa main sur
le ventre de sa femme, avoir le saisissement d'un mouvement, lorsque
Jules bougeait, qu'il s'agitait. Ce n'était que la sensation d'une
secousse, d'un frisson, d'un changement de position, à travers la
peau, le sang, l'utérus de Sandra. Ce n'était pas les perceptions
qu'elle avait, elle, de ce qu'elle partageait avec son fils. Jules
prenait chaque jour plus de place, elle le nourrissait, le
protégeait. Il était dans un cocon au sein duquel il
s'épanouissait, et bientôt, il verrait le jour, et ce, grâce à
elle.
Elle avait eu les premières contractions le jour prévu du terme.
Elle s'y était sagement préparée, elle savait que l'accouchement
aurait lieu à la date précise. Bertrand et elle étaient allés aux
nombreux cours de préparation à l'accouchement, ils y avaient
appris les exercices, Sandra travaillait sans cesse la manière dont
il fallait respirer, elle avait d'ailleurs acheté un petit appareil
canalisant sa respiration, pour se concentrer sur l'échange d'air,
principalement à l'expiration. Grâce à cet appareil, elle ne se
focalisait plus sur la douleur, mais sur ses poumons qui se vidaient
lentement. Elle avait fait de la sophrologie, elle avait appris à
formater son cerveau pour ne pas qu'il dévie, qu'il reste focalisé
sur ce qu'elle lui imposait. Elle savait la douleur perverse, les
mères qui avaient accouché racontaient à quel point la souffrance
monopolise toute l'attention, comme il est primitif de ne plus penser
qu'au mal.
Elle avait perdu les eaux à midi. Elle était dans la salle de bain,
elle venait de prendre un bain. Elle était debout, se séchait
minutieusement, comptant les minutes entre chaque contraction. Le
moment était arrivé, enfin.
Elle avait demandé à Bertrand de ne pas travailler les trois
derniers jours, qu'il puisse être disponible pour aller à la
maternité. Son travail lui imposait des déplacements réguliers
dans toute la région, il avait parfois plusieurs heures de route à
effectuer pour se rendre auprès de clients. Il fallait
impérativement qu'il soit à proximité. Pour la rassurer, il avait
fait son travail à distance, usant de bonne grâce de son téléphone.
A l'hôpital, elle n'avait pas voulu de péridurale. Elle ne tenait
pas à ce que le liquide anesthésiant la prive des sensations de
l'accouchement. Elle souhaitait ressentir son corps, être en
communion avec Jules jusqu'à ce qu'elle le prenne dans ses bras. Que
chaque instant reste gravé dans sa mémoire de mère. Les douleurs
s'étaient intensifiées, mais elle était une guerrière.
Au bout de six heures de souffrance, la sage femme lui avait
néanmoins reproposé la péridurale. Six heures plus tard, elle
avait fait une nouvelle suggestion, mais s'était fait copieusement
réprimander. Bertrand regardait la scène, impuissant, inutile. Il
n'osait plus parler, chaque fois qu'il ouvrait la bouche, il se
faisait insulter. Alors il l'avait laissée gérer son affaire.
Vingt-quatre heures de supplice, son corps criait, se disloquait.
Mais tout cela était normal, Jules cherchait son chemin, il
s'arrachait à ses entrailles pour trouver sa propre voie, pour
naître. Elle poussa un dernier hurlement, et l'enfant sortit.
Elle était trop fatiguée pour voir sa peau violacée, pour
s'effrayer des premières secondes silencieuses, alors que l'enfant
cherchait à respirer, ne sachant pas immédiatement comment soulever
sa cage thoracique.
Elle se rappela seulement son premier cri, la douceur de sa peau
lorsque la sage femme l'avait posé contre son sein.
–
Bonjour, mon Jules, bienvenue dans
ton Monde, lui avait-elle fait.
Bertrand s'était approché d'eux, oubliant le martyr de ces
dernières heures, heureux d'être papa, heureux qu'ils soient en
famille.
Elle l'emmènerait chez le médecin aujourd'hui. Elle trouverait un
médecin de garde, elle ne pouvait pas laisser son enfant dans cet
état, il fallait qu'elle ait un avis médical. Depuis que les médias
parlaient de cette situation difficile avec le Coronavirus, elle
faisait encore plus attention à chaque petit détail. Elle avait
acheté des gants à l'enfant, et veillait à ce qu'il s'approche le
moins possible de ses autres camarades.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire