La soixantaine bien tassée, Monsieur partait vers un Monde nouveau,
Monsieur se croyait neuf, exempt de ses péchés de jeunesse, de son
passif capitaliste. Le voilà qui se revendiquait progressiste,
écologiste, bouddhiste.
–
Abrutiste, ça te va bien aussi, lui
avais-je dit en claquant la porte derrière lui. Et ne compte pas sur
moi pour la rouvrir lorsque tu viendras pleurer. Tu auras beau
m'implorer, je ne céderai pas.
Je ne croyais pas à ce que je disais. Je savais évidemment qu'il ne
ferait pas marche arrière, mais je ne voulais pas perdre la face.
Pas avec lui. Nous avons finalement vécu plus de trente ans de
mensonge, nos enfants sont nés dans ce mensonge, notre rencontre a
été un mensonge, tout n'a été que mensonge avec lui.
Quand j'ai su qu'il ne reviendrait pas, j'ai pris toutes ses
affaires, je les ai mises dans des sacs, et j'ai tout jeté dans la
benne à ordure. Ses vêtements, ses souvenirs, ses babioles. Ses
photos, ses cadeaux, ses lettres. Je ne voulais plus rien. Comme lui,
moi aussi je repartais de zéro, en quelque sorte. Lorsque j'ai mis à
la poubelle le dernier sac, j'ai eu une sensation étrange.
Qu'avions-nous exactement vécu ensemble ? Avions-nous
réellement partagé notre vie ?
Je m'étais extirpée d'une campagne morose dès la majorité,
d'autant plus qu'en 1974, cette majorité avait été ramenée à 18
ans. J'en avais 19, j'avais passé mon bac l'année précédente,
Nixon venait de faire décoller son dernier hélicoptère de
l'ambassade des États-Unis à Saïgon, mettant fin au bourbier du
Viet-Nam, abandonnant le pays au communisme, aux communistes, de
toute façon, il n'y avait plus rien à en faire, plus rien à y
faire, les morts, ils en comptaient à la pelle et plus assez de
pelles pour creuser les trous et les y enterrer. Alors que les
américains abandonnaient cette terre pleine d'atrocités,
j'abandonnai la mienne pleine de misère, je m'enfuyais à Paris pour
y terminer mes études. J'aimais les chiffres, j'étais méticuleuse
et ordonnée, aussi je ne me voyais pas dans une autre filière que
la comptabilité.
Avec la campagne, j'avais abandonné cette terre poussiéreuse,
poisseuse, collante, tout dépendait des conditions météo, cette
terre sale et ingrate qui m'avait accompagnée toutes mes jeunes
années et que je ne supportais plus. Je n'en pouvais plus de ce
marron infect qui se nichait dans les interstices des crampons de
chaussures, qui se nichait dans les coutures, qui ternissait le
vernis. J'avais l'âme citadine, je rêvais d'immeubles, de
gratte-ciel, d'une tour Eiffel qui tutoyait les nuages, du métro
parisien, des magasins des Champs Élysée. Je m'abreuvais des images
d'une capitale exaltée, je voulais goûter aux joies mondaines,
marcher sur les quais de Seine engorgés, remonter le Champ de Mars,
gravir les Buttes Chaumont, m'arrêter devant le Moulin Rouge.
Connaître l'ivresse d'une bière, et surtout de plusieurs,
rencontrer un homme, et plus les minables cul terreux des bals
populaires campagnards.
Quand j'ai préparé mon sac, papa et maman n'ont pas versé une
larme. J'étais d'humeur heureuse – pour une fois qu'on te voit
sourire, m'a dit maman, ça fait plaisir, même si c'est pour te voir
partir – je savais que je partais pour ne jamais revenir. Je n'ai
jamais été très attachée à ce que mes parents faisaient, je ne
comprenais pas qu'ils puissent habiter si loin de la civilisation, le
milieu rural n'était pas fait pour moi. Je leur répétais sans
cesse qu'il fallait évoluer, qu'ils étaient égoïstes de m'imposer
de tout ça, moi qui ne rêvais que de civilisation. L'exode rural,
c'était au dix-neuvième siècle, preuve à l'appui avec mes cours
d'histoire. Industrialisation, urbanisation, j'avais beau leur
réciter mes cours sur la révolution industrielle, puis sur tous ces
avantages à vivre en ville, rien n'y faisait, j'étais heurté à un
mur, aucun des deux ne prenait mon partie. Alors j'ai patienté, et
lorsque l'opportunité s'est présentée, je l'ai saisie, plutôt
deux fois qu'une. Je quittais définitivement la demeure familiale,
je me fichais éperdument de leur vie de bouseux, j'étais libre.
Libre et heureuse. Papa disait parfois que j'étais une fille
taciturne, je lui rétorquais que c'était à cause d'eux, à cause
de ce qu'ils m'imposaient. Papa, maman, ils me contredisaient sans
cesse, nous ne pouvions nous comprendre, nous entendre. Nous avions
des caractères trop différents. Difficile de croire qu'ils étaient
mes parents, tant j'étais à l'opposé d'eux. Je n'essayais plus de
les comprendre, eux ne faisaient plus aucune tentative pour me
raisonner, ni eux, ni moi n'adhérions à la manière de penser de
l'autre. Alors je suis partie, pour le plus grand soulagement des
deux partis. Je ne suis jamais revenue, si mes parents voulaient me
voir, alors ils devraient faire l'effort de venir à moi. J'avais
vécu passé dix-huit ans à supporter la campagne, à leur tour de
supporter des moments en ville.
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