-Papa, il est quelle heure?
-Onze heures.
Deux coups de pédales.
-Papa, on est partis à quelle heure?
-Je te l'ai dit il y a dix minutes. Il était dix heures.
Un oiseau traverse la route.
-Papa, on fait combien de kilomètres aujourd'hui?
-Ça aussi, je te l'ai déjà dit plein de fois. Entre trente et quarante.
La pente augmente, je ralentis la cadence. Pas trop, sinon, avec le poids de la carriole, je ne vais finir par dévaler la pente en marche arrière.
-Papa, c'est quand la fin de la montée?
-J'en sais rien, je ne suis jamais venu.
Mon rythme cardiaque s'accélère, ma respiration également.
-Papa, quand c'est qu'on
-MAIS VOUS ALLEZ FERMER VOTRE GRANDE GU...
Non, ça, c'est ce que je pense très fort, mais vu que les gros mots sont interdits dans la famille et que j'aime les jolies phrases, je m'abstiens. Alors je respire, je dis que j'en sais rien, que de toute façon, je ne suis jamais venu, et que qui vivra verra.
Les petits continuent à pédaler, on fait une pause bonbon, promesse de dix minutes sans questions, et puis on repart.
Hier, on est partis du Havre, périple en famille du côté de la Normandie. En ce qui me concerne, tout le monde sait que l'entraînement à plat au niveau de la mer, il n'y a rien de tel pour préparer des Ultra à haute altitude...
La nuit a été un peu arrosée (dans le premier sens du terme). Mais la Normandie sans nuage et sans pluie, ce ne serait pas la Normandie. On a donc fait étape dans un petit camping tombé à point nommé, les enfants ont couru dans tous les sens pour dépenser leur trop plein d'énergie, et on est reparti au matin avec notre maison ambulante: une vieille carriole qui nous accompagne depuis déjà neuf ans.
Là, on est sur les petites routes en direction de Fécamp, j'ai perdu une basket de secours sur la route, mais vu que je n'ai aucune idée d'où, je ne m'imagine pas faire demi tour pour la chercher. A la mi-journée, on a fait une halte à Etretat, joli coin de paradis envahi par les cars déversant des hordes de Parisiens venus faire trempette à la journée dans les eaux turquoises de la Manche. Je me dis qu'il faudrait revenir dans le silence des jours d'hiver pour apprécier pleinement l'endroit.
On arrive à Fécamp en milieu d'après-midi. Le compteur indique 35 bornes, le prochain camping est à 15 km. Je questionne les enfants (que j'ai soudoyé avec quelques bonbons), on continue?
-Oui, me répondent-ils en chœur.
-Vous m'impressionnez, je réponds les larmes au bord des yeux, ébahi par leur pugnacité.
-...à condition d'avoir des bonbons et des pizzas ce soir. Et puis une glace.
Les moustiques ne perdent pas le Nord. Tout se paie dans ce bas Monde...
Au sortir de Fécamp, une côte à plus de 20%. Le corps tendu, presque aligné au goudron, je me demande si Madame carriole n'a pas pris du poids. Il faudrait penser à la faire maigrir, celle-là, je ne l'ai pas pesée, mais elle doit bien afficher ses 60 ou soixante-dix kilos. Je n'ose trop rien dire, tout le monde sait que le poids est un sujet tabou pour la gente féminine.
Après deux kilomètres de montée, on revient sur les plateaux qui surplombent les falaises normandes. On avale les kilomètres, je me focalise sur mes pieds, c'est à moi de penser très fort "quand c'est qu'on arrive". Décidément, courir sur le bitume, ce n'est pas mon truc. Je ne sais pas ce qu'il y a de pire entre les montées et les descentes, sachant qu'en l'absence de frein, il faut retenir la carriole à la moindre descente.
Le soir, on fait halte à un camping envahi par les Hollandais. C'est le deuxième débarquement, sauf qu'ils ont bientôt un siècle de retard, les loulous.
Le clocher du village tinte, il est dix heures du soir, Saint-Pierre-En-Port s'endort et nous aussi, trop heureux de nous retrouver en position horizontale après avoir avalé 700 mètres de dénivelé. Qui a dit que la Normandie était plate ?...
Nous continuons notre route en direction du Tréport. Une halte à Veules-les-Roses, une autre après Dieppe. Pour notre dernière journée, il faut trouver le meilleur compromis sachant qu'il faut nous caler avec horaires et lieux des trains. Il n'y a pas énormément de gares et il nous faut rentrer au Havre.
-Sinon, papa, tu peux rentrer en courant chercher la voiture et nous, on t'attend là.
A ce moment, je me demande s'ils sont sérieux ou s'ils ont hérité de mon (très grand) sens de l'humour.
On part au hasard des routes, le train est à 14 heures, il est 9h45, on a tout notre temps. Une heure plus tard, c'est la pause bonbons, on navigue plein Est, la gare, à vol d'oiseau, n'est pas si loin. Pourtant, Isa commence à s'inquiéter. Deux heures plus tard, nouvelle pause bonbons, on passe à côté d'un joli petit village et de son cours d'eau.
-Oh, regardez les poissons, les enfants! Comme c'est mignon.
-Tu es sûr qu'on est dans les temps ? me fait Isa.
-T'inquiète, je lui réponds. Je gère.
On poursuit notre aventure, on fait demi-tour parce qu'on a pris un mauvais itinéraire, un quart d'heure perdu, c'est ça, l'aventure.
Et là, je jette un coup d'œil à ma montre. J'estime grosso modo la distance qui nous reste et d'un coup, ça fait tilt. Je me dis qu'il faut qu'on commence à mettre le turbo.
Au bout de trois heures de route, les enfants me parle de pause bonbons, je leur annonce gaiement que c'est pas le moment, Dieppe est indiqué à quinze bornes, et là, je sais absolument pas comment on va pouvoir y arriver, sachant que depuis le début du périple, on est à 10 à l'heure de moyenne et que je suis le maillon faible.
Je me fais houspiller, je transpire à grosses gouttes, j'ai les jambes en feu, tout le monde me crie "allez papa, t'es trop lent", je me retiens de leur répondre (parce que je peux plus respirer), mais comme cette histoire finit bien, on arrive à la gare juste avant le départ du train.
Avec moi, c'est toujours comme ça, tout est bien qui finit bien (mais entre le départ et l'arrivée, il y a toujours quelques péripéties 😆😆😆)