Je regarde le gars qui me regarde
le regarder. J’ai les yeux ronds, la bouche ouverte, le regard hagard.
-Eh, tsête dze piâf, me fait le
gars, vous zêt tsur que que tsou va bien ?
-Euh, je suis désolé, fais-je en
reprenant mes esprits. Je ne parle que le français.
Cette fois-ci, c’est à son tour
d’écarquiller les yeux, d’ouvrir les yeux. Sauf que dans son regard, je lis
qu’il me considère comme le dernier des abrutis.
Il y a peu, j’étais encore en
France. Tout semblait parfait. Pour une fois, je n’avais rien laissé au hasard.
Après ma galère d’avion d’il y a deux ans (Capt’ain América, dans ce fameux
livre que vous devriez tous avoir lu), après avoir été à deux doigts de le
louper l’année dernière faute d’avoir pris ce fameux ESTA (histoire à suivre),
je pensais être rôdé.
J’avais même pris quelques cours
d’anglais, histoire ne pas être ridicule en arrivant chez les Ricains. Pendant
le décollage, j’ai repensé au moi d’il y a deux ans, cet inculte moi qui ne
connaissait que ces deux répliques connues : Where is Brian ? Brian is in the kitchen.
A l’époque, je n’étais vraiment
pas bon. Mais j’ai progressé. Un
travail assidu. J’ai ressorti mes bouquins de sixième, et chaque soir, à la
lueur de ma lampe de chevet, je me suis répété en boucle les nouveaux mots de
vocabulaire. Et aujourd’hui, je n’étais pas peu fier de lancer avec fierté :
Brian is in the kitchen AND he is eating a
sandwich.
Mais là, tout de suite,
maintenant, je comprends que tout ce travail de longue haleine ne m’a pas servi
à grand-chose. Pourquoi ? Simplement parce que si j’avais poussé mes
recherches, j’aurais vu que… Nous sommes en 2013 après Jésus Christ. Toute
l’Amérique est occupée par la langue Ricaine. Toute ? Non ! Car une
région peuplée d’irréductible Québécois résiste encore et toujours à
l’envahisseur. Et la vie n’est pas facile pour les garnisons de ricains…
Enfin bref, j’ai donc débarqué
près de Montréal, j’ai loupé le bus que je devais prendre, et il a fallu que je
me débrouille autrement. Nous arrivons donc au moment présent de l’histoire. Un
gars croisé dans la rue, je lui demande si par le plus grand des hasards il
parle français, il acquiesce, je suis sauvé. Non pas que je remette en doute
mes compétences linguistiques anglo-saxonnes, mais mon cas présent me semblait
un peu compliqué.
Je lui ai donc demandé quel bus
fallait-il prendre pour aller à Ottawa.
-Viens t’en, tire-toi une bûche
pour jaser*, m’a-t-il fait en me désignant une chaise. (* : voir
definition en fin de texte)
Faciès du poisson hors de l’eau.
Yeux ronds, bouche ouverte. Je vois bien qu’il me prend pour un con lorsque je
lui dit que je ne parle que français. Mais je ne me débine pas. Je regarde la
carte des bus, et lui demande si je peux prendre le 8 à la place du 13.
-Tantôt t’ô pô eu le 13 ? me
fait-il.
-Pardon ?
-Le 8 ? Oh, tsu peux changer
quatre trente-sous pour une piasse.
Plus il me parle, moins je
comprends. Je lui demande alors s’il connaît les prix pour Ottawa.
-Fouille-moé.
-…
-Le 8, il est rendu, il vô
bientôt pârtir. Arrêt dse niaiser avec lâ puck et dsécide toé !
C’est à ce moment que j’ai
compris que j’étais vraiment dans une belle galère. Bien entendu, j’ai loupé le
bus. Je me suis ensuite débrouillé comme j’ai pu. J’ai pris le mauvais bus,
j’ai mis cinq heures pour faire un trajet qui se fait habituellement en à peine
plus d’une heure, je suis arrivé exténué et j’y ai laissé tout le change que je
venais de faire en arrivant.
Bref, je suis arrivé au Canada,
Tabernak !
Epilogue
Pour me remettre de mes émotions,
je suis allé prendre une collation dans un bar. J’avais besoin de manger un
truc tout en buvant un bon verre.
-Qu’est-ce que vous avez à
manger ? ai-je demandé une fois attablé.
-Dsu Humbergueur avèc dsu sirop
d’sérâble, avec dses frites cuitses au sirop d’sérâbles. Il y a ôssi dsu steak
au beurre d’sérâble, ou encore not’ plât dsu jour, mârinade dse crevet’z au
sirôp d’sérâbles.
-Mais, vous avez pas des plats
normaux sans sirop d’érable ?
-Nson, dsésôlé.
-Bon, je vais plutôt prendre une
bière. Une normale.
La serveuse revient un peu plus
tard avec ma bière. Aromatisée, il va de soi, au sirop d’érable.
Pas de doute, j’étais bien au
Canada.
* Viens t’en, tire-toi une bûche
pour jaser : viens, prends une chaise pour parler
Tantôt : tout à l’heure (passé ou futur)
Oh, tsu peux changer quatre trente-sous pour une piasse : C’est du
pareil au même.
Fouille-moé : je ne sais pas du tout.
Il est rendu : il est arrivé
Arrêt dse niaiser avec lâ puck et dsécide toé ! : Arrête
d’hésiter et décide toi.
Tabarnak : juron qui exprime la colère, le choc, l’indignation. Mot
passe partout.
:) je viens d'acquérir ton livre ce matin par hasard à la librairie et j'ai presque terminé. J'adore!! je me suis bien marrée pendant les 3 premières nouvelles que je viens de lire!! félicitations! je ne sais pas pourquoi, mais, de voir ton livre posé sur cette table au milieu des autres, ça m'a rendue toute joyeuse et même un peu fière! (va savoir pourquoi!). Le libraire m'a même confié que ça marche du tonnerre, il en commande tous les jours! on croise les doigts pour que ça dure et je ne vais pas me gêner pour faire de la pub.
RépondreSupprimerbises
cécile